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- Relation De Famille
Aujourd'hui au Japon, il ne pleut pas. Il brume.
Au sud du pays, là où la mer intérieure de Seto sépare l'île de Hoshu et celle de Shikoku, il brume si fort que l'on n'entend plus que le silence. Toute la région s'est fait avaler par quelque chose d'opaque, de presque blanc et de trop gris. Quelque chose de vorace dont l'appétit semble insatiable. Ça a dévoré les rives industrielles des préfectures d'Okayama et de Kagawa, puis la ville de Sakaide dont plus aucune lumière n'est visible, jusqu'aux courbes gracieuses du mont Ohira. Et ça continue, ça s'élève, ça prend de l'ampleur comme une bouche qui ne cesse jamais de s'ouvrir et qui voudrait croquer le soleil. Il est seulement seize heures, pourtant il fait si sombre que l'on pourrait croire la nuit déjà tombée.
Aujourd'hui au Japon, c'est l'O-Bon, la fête des morts et des esprits. Il n'est pas rare que durant cette période particulière, certaines frontières s'effritent, certaines portes d'ordinaire condamnées s'entrebâillent. Aujourd'hui au Japon, il se pourrait que des passages s'ouvrent.
Haruki le ressent. Malgré son jeune âge, il devine que cette brume n'est pas ce qu'elle paraît. Il tente de se concentrer sur ses exercices, mais la tablette tactile posée sur ses genoux l'attire bien moins que la fenêtre de la voiture. Il faut dire que l'adolescent a toujours éprouvé à l'égard de ce phénomène naturel une singulière et contraignante fascination. Singulière, car il ignore son origine, tout en sachant qu'elle fait partie de lui depuis sa plus tendre enfance. Contraignante, car en dépit de tous ses efforts, il finit toujours par se laisser distraire quand apparaît la moindre nappe de brouillard.
Or s'il existe bien un état d'esprit qui n'a pas sa place dans la vie quotidienne de Haruki, c'est la distraction. Surtout lors des vacances d'été, où sa masse de devoirs devient si importante qu'elle ne lui laisse aucun instant de répit. Encore moins lors de la période sacrée du O-Bon, quand il accompagne son père à son lointain village natal pour honorer ses ancêtres et déposer des offrandes de nourriture devant l'autel du butsdudan. Un trajet de sept heures depuis Tokyo à s'user les yeux sur la tablette à exercices.
Pourtant le voyage pourrait être différent. Au Japon, l'O-Bon est une occasion de se retrouver en famille, de s'extraire de la furie des grandes villes et de se recentrer sur les valeurs traditionnelles. L'O-Bon n'est pas qu'une fête des morts, c'est aussi une fête des vivants. Elle communie la tristesse et la joie, le rire et les larmes dans un même hommage. Le problème, c'est que Haruki n'arrive plus à se souvenir de la dernière fois qu'il a ri avec son père. Ni pleuré d'ailleurs.
Pour l'heure celui-ci conduit, silencieux comme à son habitude. Haruki distingue son profil impassible dans le rétroviseur. Il roule à vive allure malgré la visibilité réduite, pressé d'arriver à destination avant la tombée de la nuit. Ils se trouvent quelque part sur le grand pont de Seto-Osahi. Où exactement, l'adolescent ne saurait le dire. L'ouvrage fait treize kilomètres de long. Treize kilomètres d'acier et de béton reliant l'île de Honshu à celle de Shikoku. Treize kilomètres traçant d'ordinaire dans le paysage une ligne de force impossible à ignorer. Pourtant aujourd'hui, Haruki distingue à peine les câbles tendus entre les piliers. Au-delà des barrières de sécurité, tout a disparu. Le grand pont semble suspendu entre deux vides. A la dérive.
— As-tu terminé tes exercices, fils ?
La voix le fait sursauter, l'arrache à sa contemplation. Il se rend compte que sa tablette a glissé de ses genoux pour atterrir sur la banquette arrière. Son père le fixe dans le rétroviseur. Deux grands yeux noirs, deux éclats sans chaleur dans la demi-obscurité de la voiture. Haruki ne baisse pas les siens. Non par insolence ni par bravoure, mais parce que son père lui a enseigné à ne jamais esquiver la confrontation. Il sait par expérience que cela ne ferait qu'empirer les choses, tout comme il sait qu'il est inutile de mentir.
— Non.
— Pourquoi ?
— J'ai été distrait, père.
— Pourquoi ?
Là, il hésite. Au cours de sa vie, Haruki a appris à ne pas contrarier son père. Or aucun sujet ne le contrarie plus que son inexplicable curiosité pour la brume. Il avait neuf ans la dernière fois où il avait osé lui en parler directement. Il s'en souviendrait toujours :
— Père, qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ?
— De l'autre côté de quoi ?
— Ben, de la brume.
La réaction avait été immédiate. Lèvres qui se pincent, sourcils qui se froncent, nez qui se plisse ; de manière si imperceptible que même un Japonais aurait du mal à le remarquer, mais pas Haruki. Lui n'avait vu que cela. Tout un visage qui se referme aussi violement qu'une porte qui claque, condamnant une possibilité à peine entrevue, celle d'un instant de partage, peut-être même le début d'une complicité.
— La brume c'est de l'évaporation, des particules d'eau sous forme gazeuse. Elle apparaît et disparaît sous l'effet de phénomènes météorologiques. Il n'y a pas d'autre côté.
Le pragmatisme de cette réponse, plus encore que le ton agacé sur lequel elle avait été donnée, l'avait frappé plus violemment qu'aucun coup. Il en sentait encore la douleur, loin dans son cœur. C'est à partir de cet instant qu'il avait arrêté de poser des questions sans réponse. Il avait discipliné son esprit, relégué aux tréfonds ses rêveries en tachant de se persuader de leurs inutilités. Il avait tout fait pour ne plus jamais devoir affronter ce visage clos. Grâce à cela, à quatorze ans, Haruki a déjà sauté trois classes. Il est le meilleur élève de sa préfecture et excelle dans toutes les matières, tant scientifiques que littéraires. Il est destiné à devenir un grand homme. Un homme comme son père.
Pourtant en ce jour du O-Bon, quelque part sur ce pont interminable, Haruki hésite à répondre. Il hésite car il a la soudaine certitude que celui-ci s'est trompé, que cette fois-ci, il y a un autre côté. Son père attend, regardant à peine la route, figure même de l'autorité. L'adolescent lutte de toutes ses forces pour ne pas tourner la tête vers la brume. Il sent que quelque chose là dehors veut le happer. Alors qu'il ouvre la bouche sans savoir encore ce qu'il va dire, il perçoit comme des éclats de lumières à la limite de son champ de vision. Il croit tout d'abord qu'il s'agit du littoral de Shikoku et qu'ils ont finalement atteint la fin du grand pont de Seto-Osahi, puis il reconnaît la forme des toro nagashi, et il se rend compte de son erreur. L'adolescent écarquille grand les yeux. Les lanternes de papier, que chaque Japonais allume le dernier jour du O-Bon pour guider les âmes des défunts vers l'autre monde, flottent dans la brume à perte de vue. Elles sont apparues tout à coup, innombrables, des deux côtés du pont. Comme si elles avaient toujours été là, invisibles, à attendre, guetter...
— Réponds-moi Haruki.
Cette fois, il entend à peine son père. La vision surnaturelle l'hypnotise. Toutes les bougies des lanternes sont allumées, leurs flammes absolument immobiles, comme suspendues dans le temps. Captivé par ces apparitions, il en remarque deux éteintes, juste derrière les barrières de sécurité, presque à portée de main. Haruki frissonne. Un vrai frisson, de l'échine aux chevilles. Une peur profonde se réveille soudain dans son ventre. Une peur qu'il devine aussi ancienne que lui, voire, de manière inexplicable, antérieure à sa propre naissance.
Au même instant, il voit son père se retourner vers lui, une colère à peine contenue sur le visage. Dans la même seconde, le volant lui échappe. La voiture fait une embardée violente, dérape sur le sol, quitte la route.
Juste avant qu'elle ne percute la barrière, le fils croise le regard du père. Pour la première fois, ses deux grands yeux sont remplis de chaleur. Ils brûlent comme des flammes, celles de deux bougies.
Au sud du pays, là où la mer intérieure de Seto sépare l'île de Hoshu et celle de Shikoku, il brume si fort que l'on n'entend plus que le silence. Toute la région s'est fait avaler par quelque chose d'opaque, de presque blanc et de trop gris. Quelque chose de vorace dont l'appétit semble insatiable. Ça a dévoré les rives industrielles des préfectures d'Okayama et de Kagawa, puis la ville de Sakaide dont plus aucune lumière n'est visible, jusqu'aux courbes gracieuses du mont Ohira. Et ça continue, ça s'élève, ça prend de l'ampleur comme une bouche qui ne cesse jamais de s'ouvrir et qui voudrait croquer le soleil. Il est seulement seize heures, pourtant il fait si sombre que l'on pourrait croire la nuit déjà tombée.
Aujourd'hui au Japon, c'est l'O-Bon, la fête des morts et des esprits. Il n'est pas rare que durant cette période particulière, certaines frontières s'effritent, certaines portes d'ordinaire condamnées s'entrebâillent. Aujourd'hui au Japon, il se pourrait que des passages s'ouvrent.
Haruki le ressent. Malgré son jeune âge, il devine que cette brume n'est pas ce qu'elle paraît. Il tente de se concentrer sur ses exercices, mais la tablette tactile posée sur ses genoux l'attire bien moins que la fenêtre de la voiture. Il faut dire que l'adolescent a toujours éprouvé à l'égard de ce phénomène naturel une singulière et contraignante fascination. Singulière, car il ignore son origine, tout en sachant qu'elle fait partie de lui depuis sa plus tendre enfance. Contraignante, car en dépit de tous ses efforts, il finit toujours par se laisser distraire quand apparaît la moindre nappe de brouillard.
Or s'il existe bien un état d'esprit qui n'a pas sa place dans la vie quotidienne de Haruki, c'est la distraction. Surtout lors des vacances d'été, où sa masse de devoirs devient si importante qu'elle ne lui laisse aucun instant de répit. Encore moins lors de la période sacrée du O-Bon, quand il accompagne son père à son lointain village natal pour honorer ses ancêtres et déposer des offrandes de nourriture devant l'autel du butsdudan. Un trajet de sept heures depuis Tokyo à s'user les yeux sur la tablette à exercices.
Pourtant le voyage pourrait être différent. Au Japon, l'O-Bon est une occasion de se retrouver en famille, de s'extraire de la furie des grandes villes et de se recentrer sur les valeurs traditionnelles. L'O-Bon n'est pas qu'une fête des morts, c'est aussi une fête des vivants. Elle communie la tristesse et la joie, le rire et les larmes dans un même hommage. Le problème, c'est que Haruki n'arrive plus à se souvenir de la dernière fois qu'il a ri avec son père. Ni pleuré d'ailleurs.
Pour l'heure celui-ci conduit, silencieux comme à son habitude. Haruki distingue son profil impassible dans le rétroviseur. Il roule à vive allure malgré la visibilité réduite, pressé d'arriver à destination avant la tombée de la nuit. Ils se trouvent quelque part sur le grand pont de Seto-Osahi. Où exactement, l'adolescent ne saurait le dire. L'ouvrage fait treize kilomètres de long. Treize kilomètres d'acier et de béton reliant l'île de Honshu à celle de Shikoku. Treize kilomètres traçant d'ordinaire dans le paysage une ligne de force impossible à ignorer. Pourtant aujourd'hui, Haruki distingue à peine les câbles tendus entre les piliers. Au-delà des barrières de sécurité, tout a disparu. Le grand pont semble suspendu entre deux vides. A la dérive.
— As-tu terminé tes exercices, fils ?
La voix le fait sursauter, l'arrache à sa contemplation. Il se rend compte que sa tablette a glissé de ses genoux pour atterrir sur la banquette arrière. Son père le fixe dans le rétroviseur. Deux grands yeux noirs, deux éclats sans chaleur dans la demi-obscurité de la voiture. Haruki ne baisse pas les siens. Non par insolence ni par bravoure, mais parce que son père lui a enseigné à ne jamais esquiver la confrontation. Il sait par expérience que cela ne ferait qu'empirer les choses, tout comme il sait qu'il est inutile de mentir.
— Non.
— Pourquoi ?
— J'ai été distrait, père.
— Pourquoi ?
Là, il hésite. Au cours de sa vie, Haruki a appris à ne pas contrarier son père. Or aucun sujet ne le contrarie plus que son inexplicable curiosité pour la brume. Il avait neuf ans la dernière fois où il avait osé lui en parler directement. Il s'en souviendrait toujours :
— Père, qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté ?
— De l'autre côté de quoi ?
— Ben, de la brume.
La réaction avait été immédiate. Lèvres qui se pincent, sourcils qui se froncent, nez qui se plisse ; de manière si imperceptible que même un Japonais aurait du mal à le remarquer, mais pas Haruki. Lui n'avait vu que cela. Tout un visage qui se referme aussi violement qu'une porte qui claque, condamnant une possibilité à peine entrevue, celle d'un instant de partage, peut-être même le début d'une complicité.
— La brume c'est de l'évaporation, des particules d'eau sous forme gazeuse. Elle apparaît et disparaît sous l'effet de phénomènes météorologiques. Il n'y a pas d'autre côté.
Le pragmatisme de cette réponse, plus encore que le ton agacé sur lequel elle avait été donnée, l'avait frappé plus violemment qu'aucun coup. Il en sentait encore la douleur, loin dans son cœur. C'est à partir de cet instant qu'il avait arrêté de poser des questions sans réponse. Il avait discipliné son esprit, relégué aux tréfonds ses rêveries en tachant de se persuader de leurs inutilités. Il avait tout fait pour ne plus jamais devoir affronter ce visage clos. Grâce à cela, à quatorze ans, Haruki a déjà sauté trois classes. Il est le meilleur élève de sa préfecture et excelle dans toutes les matières, tant scientifiques que littéraires. Il est destiné à devenir un grand homme. Un homme comme son père.
Pourtant en ce jour du O-Bon, quelque part sur ce pont interminable, Haruki hésite à répondre. Il hésite car il a la soudaine certitude que celui-ci s'est trompé, que cette fois-ci, il y a un autre côté. Son père attend, regardant à peine la route, figure même de l'autorité. L'adolescent lutte de toutes ses forces pour ne pas tourner la tête vers la brume. Il sent que quelque chose là dehors veut le happer. Alors qu'il ouvre la bouche sans savoir encore ce qu'il va dire, il perçoit comme des éclats de lumières à la limite de son champ de vision. Il croit tout d'abord qu'il s'agit du littoral de Shikoku et qu'ils ont finalement atteint la fin du grand pont de Seto-Osahi, puis il reconnaît la forme des toro nagashi, et il se rend compte de son erreur. L'adolescent écarquille grand les yeux. Les lanternes de papier, que chaque Japonais allume le dernier jour du O-Bon pour guider les âmes des défunts vers l'autre monde, flottent dans la brume à perte de vue. Elles sont apparues tout à coup, innombrables, des deux côtés du pont. Comme si elles avaient toujours été là, invisibles, à attendre, guetter...
— Réponds-moi Haruki.
Cette fois, il entend à peine son père. La vision surnaturelle l'hypnotise. Toutes les bougies des lanternes sont allumées, leurs flammes absolument immobiles, comme suspendues dans le temps. Captivé par ces apparitions, il en remarque deux éteintes, juste derrière les barrières de sécurité, presque à portée de main. Haruki frissonne. Un vrai frisson, de l'échine aux chevilles. Une peur profonde se réveille soudain dans son ventre. Une peur qu'il devine aussi ancienne que lui, voire, de manière inexplicable, antérieure à sa propre naissance.
Au même instant, il voit son père se retourner vers lui, une colère à peine contenue sur le visage. Dans la même seconde, le volant lui échappe. La voiture fait une embardée violente, dérape sur le sol, quitte la route.
Juste avant qu'elle ne percute la barrière, le fils croise le regard du père. Pour la première fois, ses deux grands yeux sont remplis de chaleur. Ils brûlent comme des flammes, celles de deux bougies.
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