Nul ne le saura jamais

« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié »
Étienne Laville l'écrivit d'une main tremblante. Il ne savait pas s'il mentait ou s'il tentait de convaincre le papier. Oubli ? Ce mot brillait sur le papier comme un poison : beau, pur, mais mortel.
Avait-il vraiment oublié ? S'il n'avait pas oublié, pourquoi écrivait-il comme s'il fuyait un tribunal ?
Il la regarda longtemps, cherchant une chance de rédemption.
Il reprit le stylo, puis le reposa. La feuille restait muette, pourtant elle disait tout.
 
Il se leva, enfila son manteau gris, poussiéreux, aux boutons dépareillés.
Il ouvrit la porte lentement, retenant son souffle. Les gonds grinçaient. Des pas doux montaient du rez-de-chaussée. C'était elle. Madame Chappe.
Il murmura :
— « Maudite, elle ressemble aux chats... »
Il entrouvrit la porte, regarda à gauche, puis à droite. Personne. Il descendit l'escalier rapidement, sans attirer l'attention.
Au deuxième degré, il entendit :
— « Monsieur Laville ? »
Il ne répondit pas, continua, saisit la rampe rouillée.
— « Monsieur, cela fait deux semaines que le loyer est dû ! »
Il serra les lèvres, avala l'insulte.
À la porte extérieure, il ouvrit doucement, sortit, claqua la porte. L'air froid fouetta son visage.
Dans la rue, il resta immobile. L'odeur de charbon et des égouts montait. Il expira longuement.
Il sortit une cigarette froissée, l'alluma.
 
Madame Chappe restait debout, le regardant. Elle murmurait :
— « Pauvre homme... Depuis qu'il a été refusé à l'école des Beaux-Arts, il se consume chaque jour... »
Elle connaissait l'histoire. Étienne, jeune homme qui rêvait d'être peintre à Paris, mais qui n'avait jamais eu les frais d'inscription ni le prix du train. Son rêve s'était brisé comme une fausse monnaie. Depuis, il dérivait dans une pâle copie de lui-même.
 
Pourtant, il avançait, s'accrochant à sa cigarette comme un mât dans la tempête.
Le ciel était gris, les ruelles étroites, peu de passants.
Il passa devant un kiosque. En première page, un titre :
« Vieil homme porté disparu – Aucun indice retrouvé »
Une photo d'un homme chauve. Étienne ne fixa pas l'image, mais trembla.
 
En une fraction de seconde, des images traversèrent son esprit :
Une main tirant une corde usée...
Deux ombres dans une ruelle...
Le vieil homme surpris, la corde autour du cou, corps tremblant, homme tentant de crier, mais aucun son...
Puis silence.
Puis obscurité.
Terre humide, visage pâle d'Étienne, respiration rapide, mains creusant, enterrant. La fosse semblait peu profonde, mais il n'arrêtait pas. Ses doigts tremblaient. La terre émit un son étouffé... celui du cœur qu'elle forçait à continuer.
 
Il revint au présent, tout cela passé en une fraction de seconde.
Il ne regarda plus le journal. Il continua son chemin, visage sans expression. Comme si rien ne s'était passé.
 
Sur le chemin du retour, Étienne ne voulut pas emprunter la rue habituelle.
Il choisit la ruelle de la Rue du Sanglier, humide, avec une odeur de pourriture ancienne. Des barils renversés grinçaient.
Parmi le brouillard, lumière et ombre, il le vit.
 
Un jeune homme adossé à un pilier, manteau brun usé, manches déchirées, chapeau gris incliné, cheveux emmêlés.
Son visage pâle, immobile, sans rancune ni colère. Résignation silencieuse.
Il fumait lentement, regardant les pavés.
Mais Étienne sentit sa poitrine se figer.
Il murmura :
— « Il m'a reconnu... Il va me dénoncer... »
Il essaya de reculer, mais ses jambes refusèrent. Il ne voulait pas passer près de lui, ni croiser son regard... Peut-être ne le connaissait-il pas. Mais il se sentit nu sous ses yeux.
 
Un souvenir éclata :
Un bar bon marché, dans un quartier du sud de Paris.
Étienne était là, verre à moitié vide, poche légère. Devant lui, un vieil homme — barbe blanche, costume sombre, voix forte.
Il disait :
— « Je n'ai jamais mis un sou à la banque... Tout ce que j'ai économisé, je l'ai caché, sou après sou... Personne ne sait où... »
Il rit fort, tout le bar s'était tu.
 
Étienne le fixait, observant un trésor sans défense.
Combien valait cette somme ? Dix ? Vingt louis ? Cent ? En avait-il besoin ?
Moi ? Sans emploi, sans maison, sans famille ?
Un jeune comme moi ne l'utiliserait-il pas mieux ?
 
Il n'était pas seul à l'observer.
Un jeune d'une vingtaine d'années, pâle, yeux lents, regardant Étienne, puis le vieil homme, en silence.
Quand leurs regards se croisèrent, Étienne eut honte. Il baissa les yeux. Son cœur nu. Pourtant, il n'avait rien fait.
 
Le souvenir s'évanouit.
Étienne revint au présent. Même ruelle. Même jeune homme.
Est-ce lui ? Impossible... Mais ces yeux... impossibles à oublier.
Il détourna la tête, bifurqua vers un vieux marchand de pommes.
Il tenta d'agir normalement.
Il s'approcha de la charrette.
Il dit :
— « Une... celle-ci. »
Il tendit la monnaie, sans entendre le prix.
Il prit la pomme et s'éloigna, comme si la vie le poursuivait.
 
Étienne rentra chez lui.
Il ouvrit la porte, monta l'escalier. La vieille femme absente.
Il atteignit sa chambre, ferma la porte.
Il glissa la chaîne de sûreté, puis se laissa glisser à l'intérieur, ombre fuyant une poursuite.
Il regarda autour. Tout comme avant... mais la pièce ne lui appartenait plus.
Comme si elle espionnait, retenant son souffle.
 
Il s'assit, devant la feuille blanche.
Il prit la plume.
Il écrivit une ligne.
Il la raya.
Il en écrivit une autre, la déchira.
Puis déchira plusieurs pages.
Le sol couvert de lambeaux.
Il murmura :
— « Les mots ne veulent pas sortir... Je ne les mérite pas... »
Après quelques minutes, il se leva.
Il ouvrit le tiroir, sortit une sacoche déchirée.
Il y plaça : carnet, vieille montre, plume cassée, mouchoir avec quelques pièces, clé rouillée.
Il resta debout, regardant. Ces murs... paix ou silence ?
Il souffla la bougie, ouvrit la porte, sortit.
Personne ne le vit partir.
Sur la table, un papier abîmé, écrit à la hâte.
On ne savait si c'était un aveu ou un mensonge.
Il disait :
« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié »
Près du lit, des morceaux de papier déchirés, un avec des mots inachevés :
« Peut-être... il l'a trouvé. Peut-être non. Qui saura jamais... »
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