L'inconnue du drame

Toute histoire commence un jour, quelque part, évidemment. Mais parfois le début et la fin se confondent et on se demande où l’on est. J'avoue que je ne comprenais pas ce drame que jamais personne de son entourage ne digérerait. Je me demande encore est-ce un début où une fin.

Cette nuit-là, j’avais très peu dormi parce qu'il me fallait terminer la lecture de la condition humaine d'André Malraux. Il était six heures du matin lorsque je m'apprêtais à aller prendre ma douche. Je devais rentrer à Port-au-Prince, mon séjour de deux semaines ayant été bouclé dans cette ville où tout me semble différent. Même avec la bonne hospitalité des gens. Mon portable sonna. Qui pouvait m'appeler de sitôt, un dimanche en plus, me demandai-je. Et je ne décrochai pas, ne sachant ni qui ni pourquoi, je rentrai sous la douche. Le téléphone sonna jusqu'à mon retour. Un coup d'œil à l'écran, c'était Carla, une belle jeune femme rencontrée en venant ici. Dans la station de la compagnie de transport, on rentrait ensemble. Deux inconnues qui marchaient l'une à côté de l'autre comme deux sœurs. Elle avec son corps mince jusqu'à ses hanches, ses fesses rondes comme un ballon. Cheveux crépus, elle portait toute la couleur noire de l'Afrique sur sa peau. Elle s'habillait à l'ancienne : une robe en carabela et un chapeau de paille sur lequel était écrit ‘’j'aime mon pays’’. Moi, comme d'habitude, je prenais la forme de ce pays. Je ne jouais pas à l'apparence. Ici la plupart des gens veulent toujours cacher le vrai visage du quotidien. On paya chacune notre réservation. Sur la banquette pour attendre notre départ, on ne se séparait toujours pas. D'un coup, elle fit un étrange geste en touchant son estomac. Ça va madame? Lui avais-je demandé.
-Oui ça va merci.
-Tu es sûr ?
-J'ai juste senti bouger mon estomac, c'est bon maintenant.
Ainsi commença notre amitié de voyageuses. Après son malaise on s'était présentée l’une à l’autre.

Il y a chez Carla, une chose me gênait énormément : la facilité avec laquelle elle racontait sa vie a une étrangère. Ceux qui me connaissent savent que c’est une attitude que je supporte mal, que je n'apprécie pas et surtout quand c'est une personne qui a la parole plus grande que la mer en a soif. J'ose dire sa vie, parce qu'on le sait bien qu’ici il n'y a pas de vie. Aussi étrange et désespérant que cela puisse être, la vie meilleure qu’on espère tous, est l’affaire d’un groupe ne dépassant pas le petit nombre de nos doigts parce que dans ce pays c'est l'inégalité et la corruption qui deviennent la règle. Mais cette fois il me semble que le courant passait bien entre elle et moi. D'une voix qui ne trahissait pas sa petite vie de banlieusarde, elle me racontait tout ; ses fous rires, ses déboires, ses déceptions, ses moments de silence et de désolation. Elle parla comme une folle depuis le départ jusqu'à ma destination, à Saint Marc, après deux heures de voiture. A ma descente du bus on échangea nos coordonnées.
-Au revoir Carla, on se parlera bientôt, c'était un grand plaisir.
-Bye Junie, j’ai adoré ta compagnie ! Un jour tu viendras me voir, n’est-ce pas ?
A la place d’un oui ou d’un non, je lui offrais un large sourire. En vérité je ne savais pas quoi lui répondre. Une heure plus tard, elle m'appelait pour m'annoncer son arrivée aux Gonaïves, sa ville. Les jours se suivaient, on se parlait couramment. L'amitié prenait chair.

J'en ignorais la raison mais ce matin-là, j'avais peur de lui répondre. Pourtant j'aimais discuter avec elle, rigoler ensemble, nous parler comme deux sœurs. Je sentais cassés en miettes mes sens. J'aurais voulu ne pas lui répondre, tellement je me sentais froide à cet appel. Son insistance pesait lourd, comme la vie que nous vivons au quotidien dans notre pays. Mais quelle personne aurait la force de rester insensible à cet appel qui semble donner l’impression d’un monde qui coule à l'autre bout de l'appareil ? C'était l’été et la chaleur était en abondance. Après la douche, je portais un corsage très léger, mon pendentif fait de coquille de mer et un jeans noir. Je pris le portable, à cet instant, qui arrêta de sonner. M'appuyant contre la fenêtre, je fixais le soleil dans sa jeunesse du matin comme pour lui demander la permission de composer le numéro parce qu'il fallait que je la rappelle. Dans ma main le téléphone sonna de nouveau et, sans hésiter, je décrochai. Le portable accroché à mon oreille droite, je pris quelques secondes pour respirer avant d'ouvrir la bouche mais elle m’avait devancé. Elle était en état de choc, c'est l'impression que me donnait sa voix prononçant le premier mot. Elle tremblait, sa voix. Elle voulait qu'on l'entende hurler de toute sa profondeur, mais elle n'arrivait pas. Je la sentais déchirée comme la chaleur du soleil qui pousse des sueurs partout sur nos corps.
-Je vais devenir folle mon amie, me dit-elle, affolée.
-Qu'est ce qui ne va pas Carla, je suis perdue, répondais-je ?
-Au moment où je te parle Junie, je suis devenue toute la poussière de la ville et tout le monde me marche dessus. Je n'aurais pas pensé que ça m’arriverait à moi, dans ma petite maison. Je n'ai fait de mal à personne, j'ai juste subi la vie.
-J'essaie de te comprendre mon amie, mais tu dois m'expliquer les raisons qui te poussent à parler comme ça. Tu me rends nerveuse.

Elle a pris tout son temps pour respirer très fort, comme je le lui conseillais, avant de raconter cette scène qui s’était jouée chez elle :
-Un peu fatiguée, comme d'habitude, je m'allongeai nue, regardant le plafond qui se dégrade, les morceaux de peintures qui me tombent dessus. Après environ 30 minutes c'était impossible de ne pas trouver le sommeil avec cette musique que je roulais. Dans toute la tranquillité de l'horizon. Ainsi ma nuit se passa dans le plus grand calme jusqu'à 4 heures du matin lorsqu'un cri venant de l'autre chambre m'a réveillée. Et au même moment du cri j'ai senti une grande douleur s'emparer de mon ventre. C'était vraiment atroce et bouger pour moi était difficile. Je frémissais. J'avais la sensation de porter tout le poids de l'univers. Avec un visage d’inquiétude, je me traînais par terre, aidée de mes mains. Traversant la petite salle à manger triangulaire qui a une seule fenêtre à son côté qui se donne sur la rue et qui envoie quelques rayons de soleil à l’intérieur, une petite table pour deux personnes, un chariot, une horloge accrochée au mur. Je ne tardai pas à gagner la chambre où elle dort. Une odeur de cendre et de tombe circulait dans toute la pièce. Un air blanc m’enveloppait.

Et un silence s’interpose entre les deux appareils, entre nos souffles pour dire mieux. Ses pleurs coulaient en abondance, ne pouvant les retenir, elle prenait du temps pour s’essouffler. J’étais davantage sous le choc, de qui me parlait-elle ? Qui habitait l’autre chambre ? Elle ne m’avait jamais parlé d’une autre personne dans sa vie. Elle ne m’avait jamais dit si elle vivait seule ou si elle avait des enfants, un mari, pour être soumise à ce que veut la société. Mais ce n’était pas important pour le moment. A cet instant, elle avait surtout besoin qu’on lui offre des perles de rires, me disais-je. Mais sa voix mouillait toutes mes forces. Je suis trop sensible pour consoler, c’est ma faiblesse.
-Veux-tu que je te dise mon amie ; en peu de temps, on a su développer une grande amitié. Je pense que notre rencontre a bien ses raisons. Des raisons que même le temps ignore. Vois-tu, comme on dit, toute situation a ses raisons d’être. Même si dans la vie il y a des situations qui nous arrivent très fréquemment dont on ne pourrait jamais comprendre les raisons, encore moins réussir à garder notre calme quand cela nous dépasse et nous déchire. C’est ainsi la vie. Quand on est dans l’incapacité de changer les choses, on les subit avec toute la douleur qui nous ronge de l’intérieur. J’ignore pour le moment présent ce qui se passe chez toi. Mais aussi jeune que je puisse paraître à tes yeux, j’ai l’âge de comprendre et de ressentir. J’ai tellement connu de malheurs ; des choses que je n’aurais jamais pensées. Sincèrement, ce monde je le déteste. Si j’avais eu l’occasion avant de venir sur terre de choisir une chose, je n’aurais jamais fait le choix du monde. Mais il n’y a qu’ici que les choses prennent sens. Je me demande quel sens il y a dans la faim, la guerre, les inégalités de ce monde. Mais toi continue de me raconter. Ne t’arrête pas. Ensemble peut-être on trouvera le sens. C’est beaucoup moins lourd quand on s’unit. Quand on s’entraide.
-Oh, comme tu as raison mais cette douleur est plus forte que moi. Je n’ai pas assez de force, tout de même j’essaie de continuer. Comme je te disais, il y avait une odeur différente dans la chambre. Tu sais, peu de chose occupe la pièce. Sur la petite table blanche en plastique située à deux pas de la porte où elle déposait sa valise, il y a une feuille à demie remplie et la valise avec tout ce qu’elle portait à l’intérieur éparpillé sur le sol. Je suis coupable de ce qu’elle a fait. Je ne sais pas ce qui m’avait pris de parler toute seule à la maison avant-hier et de dire toutes ces choses. Je m’étais assurée qu’elle dormait mais elle faisait semblant. J’aurais pu lui expliquer si elle m’avait demandé. C’est toute une vie qui s’en va, et que ni rien ni personne ne pourra combler. C’est comme tu as dit, il y a des situations dont on ne comprendrait jamais le sens mais il y a aussi des douleurs que même notre mort ne pourrait effacer. On se souviendra toujours même à l’autre bout de l’horizon. Tu sais ce qu’elle a écrit sur la feuille, même si mon cœur tourne à l’envers, je vais te le lire.
<< Je me suis assurée à l’ instant où tu lis ces mots, de partir. Sans le vouloir, j’ai entendu ton monologue. Contre tout ce malheur, je pars. Contre toute cette misère, ta solitude, tes tourments. Ta vie aurait été si différente si ton père ne t’avais pas violée. Ne pleure surtout pas, je pars avec un cœur léger. Tu n’as pas de raison de t’en vouloir. Tu es une modèle rare. Je pars parce qu’il n’y a pas d’avenir. Le pays s’effondre chaque jour qui passe, j’espère que mon départ réveillera la conscience collective. Je te demande une seule chose : ne pas sombrer dans la rancœur. La haine nous emprisonne et l’égoïsme nous retarde. Quand j’arriverai, je te regarderai de l’autre côté du fleuve. Un jour, tu viendras et je t’attendrai pour t’accueillir avec une paix que seule notre âme pourrait ressentir. Ne cherche pas à comprendre, je suis l’inconnue du drame de ta jeunesse alors laisse-moi continuer mon parcours d’inconnue. Je t’aime et je pars>>.
-Ainsi mon amie je continuais à parcourir la pièce. En cris et en pleurs. C’est tout près de son lit, en levant un peu la tête, j’ai senti s’engloutir toutes mes forces. Oui mon amie, après ces mots qu’elle m’avait laissés. Au milieu, ma fille de 12 ans avait noué plusieurs rubans de mes robes et elle s’était suicidée.