La disparition

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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Le sapin trône au milieu du salon.
Majestueux et plus enrubanné encore. Au fil du temps, le souvenir de mon frère s'estompe dans mes neurones, et la vie reprend sa place. Démesurément. Un goût de revanche sur le désespoir. Une pulsion de sève créatrice. L'impérieux besoin de ne pas laisser passer mon tour.
Cinq années. Il est parti. Personne ne sait où ni comment. C'était un soir de Noël, nous devions nous rendre à la messe de Minuit. Notre mère a appelé. Émile n'est jamais descendu. Il avait quinze ans. Moi huit. Il avait disparu.
Rien ne laissait présager la tragédie. L'adolescent discret – d'aucuns diront secret – et studieux, l'aîné raisonnable, veillait sur le petit que j'étais, le joyeux luron intrépide et farceur. Une protection parfois pesante qui confinait au contrôle. J'avais souvent le sentiment confus de faire l'objet d'une ronde lorsqu'il ouvrait la porte de ma chambre sous couvert de quelque objet égaré.
J'admirais ce grand frère. Je le craignais, aussi.

Durant la première année des recherches, les suppositions furent une épreuve obsédante de tous les instants. Une attente angoissée en demi-teinte jonchée de rêves et de désillusions, l'assurance succédant à la méfiance. La douleur, toujours. Intolérable.
Personne n'aurait compris le sens d'un geste délibéré. L'hypothèse d'une fugue, un soir comme celui-là, fut rapidement écartée. Aucun motif ne s'imposait. Quant à l'enlèvement... Nous n'étions pas fortunés. Alors le pire, la mort redoutée... Aucun corps dans le lac avoisinant, pas l'ombre d'un jeune homme dans les hôpitaux de la région. Les copains n'avaient pas vu Émile. Un soir de Noël, on ne sort pas quand on a quinze ans. Et les questions, toujours les mêmes, qui revenaient en boucle.
Mais, au moins, ce questionnement, c'était la vie.
Parce qu'après, ce fut le silence, un brouillard ouaté à travers lequel chacun évoluait de crainte de gêner l'autre. Peur d'attraper un chagrin contagieux en plus du sien. On se frôlait, on se taisait. Je marchais sur la pointe des pieds, moi qui aimais tant rire et jouer. Et être un enfant.

Quand, deux ans après la disparition, la police a déclaré l'affaire classée, notre mère s'est tournée vers la prière, essayant en vain de nous associer, mon père et moi, à la crécelle des litanies et psaumes qu'elle débite encore à longueur de journée. Le curé de la paroisse est devenu son confident, l'église, son havre, et, dans le petit cimetière qui la jouxte, ma mère se recueille au pied d'un cyprès penché à force d'être fouetté par le vent. Sans être une stèle – elle ne croit pas à la mort d'Émile –, ce reposoir l'aide à déverser sa souffrance de mère lorsque les larmes sont taries et sa foi chancelle.
Seul le soir de Noël, elle s'apprête un peu, revêt la robe bleue qu'elle portait ce jour-là et accroche un sourire sur son visage habituellement extatique, quand il n'est pas bouffi de chagrin.
Elle prend part à la décoration de l'arbre, alternant les boules rubis et les guirlandes lumineuses. Et place toujours l'étoile dorée à son sommet, comme un phare dans la nuit qui permettrait aux marins égarés de retrouver leur cap. Un signe mutique destiné à son seul fils bien-aimé.
Le 24 décembre, elle fait mine de s'égayer à l'idée du Jésus qui va nous arriver, entremêlant Émile bébé et le poupon joufflu allongé sur la paille de la crèche. Elle semble alors se remémorer le passé heureux, fauché le soir du drame, à moins qu'elle ne se réfugie dans l'espérance d'un déroulement auquel elle seule semble croire. De toute évidence, elle ne s'arrime jamais au présent, ce temps insupportable qui s'égrène dans le néant de sa vie amputée.

Notre père n'est que l'ombre de lui-même. Voûté et blême. Pour donner le change, il s'est travesti en robot domestique. Il fait tourner ce qui reste de la maisonnée, gagnant notre pain quotidien et m'accordant l'attention minimale que je revendique chaque soir, pour lui permettre de surnager.
Il n'espère rien d'autre que de pouvoir avancer, un pas succédant à un autre pas, qui finira par l'amener au bout du bout. J'ai la conviction qu'il fait comme si Émile était mort, ou plutôt comme s'il n'avait jamais existé. La douleur est trop violente pour qu'il s'autorise la moindre attente, a fortiori la plus petite perspective teintée d'optimisme.
C'est ainsi que nous avançons tous, cahin-caha.

Pour ma part, j'ai l'instinct de vie chevillé au corps. J'affirme mon existence. Dans l'océan de ma solitude, je reproche à mon frère de me dérober l'amour de mes parents. À leurs yeux, je n'existe pas. J'imagine parfois qu'ils auraient préféré que je disparaisse à sa place. Il était le successeur de la dynastie. Je ne représente qu'un pâle reflet du fils idéal qu'ils ont perdu. J'ignore où il s'en est allé, ce soir fatidique, mais je sais qu'en s'évanouissant, il a ravi mon innocence et le doux cocon qui était le mien.
Lorsque ma colère s'apaise, je suis soudain effrayé à l'idée d'oublier ses traits. Il m'arrive alors de me lover sur son lit, resté intact depuis cinq ans, pour puiser sa force et les talents qui me font défaut. La nuit, je me plonge dans les albums de photos que ma mère ne prend plus la peine de refermer, prenant les poses de l'aîné, redressant les épaules, dégageant une mèche pour me fondre dans ce personnage de légende.
Je n'ai plus besoin d'un frère puisque je deviens Émile. À mes yeux, seulement. Les autres ne me voient pas grandir.
Je ne ressens pas même la nécessité d'une famille, celle-ci n'en est plus une. Je veux devenir l'homme qui est en moi. On dira que ces pensées sont bien profondes pour mon âge ; c'est que j'ai beaucoup mûri, à force de survivre.
Dans mon esprit, un univers se façonne où Émile n'a plus sa place. J'irais jusqu'à considérer que son retour me serait un fardeau.
Je ne suis pas devenu et ne serai jamais un fils unique. Je suis pourtant unique et revendique ce que je suis devenu.

Je veux t'adresser ces quelques mots, Émile.
Désolé, je ne prie ni n'attends secrètement ton retour comme le fait Maman. Je ne m'étiole pas de chagrin à l'instar de notre père qui ne tardera pas à te rejoindre, si c'est là-bas que tu es.
J'aspire à te nier. J'ai appris à vivre sans tutelle. J'avance sur mon chemin. N'encombre pas ma route. Mort ou vivant, ne me fais plus d'ombre. Je veux sentir le soleil sur ma peau. Je suis un être libre.
Où que tu sois, restes-y, c'est le seul espoir qui me fait vivre.

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