Dernière demeure

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L'atmosphère était détendue. S'ils ne parlaient pas, ils communiquaient. Le bruit des couverts sur le grès des assiettes racontait le plaisir qu'ils prenaient. Leurs sourires, leurs regards témoignaient d'une entente tacite et taciturne. Les mots n'avaient plus leur place, remplacés par un respect muet qu'aucun d'eux ne voulait briser.
Le mari, amoureux de sa compagne comme au premier jour, avait fait le deuil des enfants qu'ils n'auraient plus. Avec eux s'étaient évanouis les cris de joie, les pleurs... Il admirait toujours autant celle qui avait choisi de partager son existence au-delà de toutes les épreuves d'une maternité refusée, nul n'ayant voulu rejeter la faute sur l'autre. Cette descendance avortée avait, en fait, renforcé leurs liens.
La femme s'occupait de toutes les tâches ménagères, prenait soin de cet intérieur que rien ne venait troubler. Depuis le sol en terre battue jusqu'aux meubles vieillis mais entretenus, cette chaumière respirait la propreté.
Le mobilier apprenait davantage sur les occupants que tous les mots qu'ils auraient pu prononcer. Simple et pratique, avec toutefois une exception : un superbe lit-clos, héritage familial, qui attirait les regards de tous ceux qui pénétraient dans le logis.
L'ébéniste était le grand-père d'Anna. Il avait façonné ce meuble pour le mariage de sa petite-fille, un cadeau inestimable car il y avait mis un peu de lui-même. Un meuble robuste, sans fioritures, dont les contours nets et réguliers rappelaient la droiture de l'ouvrier. Et ce qu'on aurait pu prendre pour une fantaisie de l'artiste, ce motif qui égayait la façade n'était ni une facétie, ni une décoration, mais bien un symbole d'une lointaine origine religieuse censé protéger le couple et lui assurer bonheur et fertilité.
L'homme, attablé avec eux, était différent. Il n'avait ni leurs visages burinés, ni leurs mains calleuses, larges et fortes, crevassées par le froid, enlaidies par le travail. Il n'avait pas non plus ce hâle que la proximité de la mer avait donné à leur teint. Pourtant, il avait trouvé sa place dans la structure familiale ; il n'était ni un fils, ni un ami... Il était cet étranger que l'on admire, que l'on respecte parce qu'il représente tout ce que l'on n'a pu être.
Celui-ci ne leur avait donné aucune justification : son vêtement, tel un talisman, avait suffi à lui assurer leur protection. Ils n'avaient jamais quitté leur Bretagne natale et ne connaissaient pas grand chose au-delà du pays mais ils avaient déjà aperçu cet uniforme sur des illustrations du journal local, ils savaient même ce que les initiales R.A F signifiaient. Ils n'ignoraient donc pas donc ce que cet homme recherchait. Il n'avait pas eu besoin de quémander, la porte du foyer s'était ouverte naturellement et sans contrepartie.
Au début, ils avaient bien essayé de se parler, mais ce langage aux sonorités étranges, ils ne l'entendaient pas. Ils avaient déjà eu du mal à accepter cette langue nationale qu'on leur avait imposée à coups de trique et qu'ils répugnaient à pratiquer. Pour se comprendre, les gestes suffisaient et ils n'avaient que faire de ces remerciements dont l'étranger était si prodigue. Ils l'hébergeaient autant pour eux que pour lui. Les enfants qu'ils n'avaient pas eus, le droit de combattre qu'on lui avait refusé à cause d'une infamante claudication... Il était la réponse à toutes leurs attentes, un cadeau du Ciel dont il était miraculeusement tombé.
Ils avaient cependant des désirs différents : lui espérait rejoindre au plus tôt les siens, eux ne se lassaient pas de sa présence. Ils auraient même désormais du mal à s'en séparer...
Alors qu'ils terminaient le repas, un bruit vint troubler leur quiétude. Un son se répercutait au loin dans la lande, des voix... dans des langues qui s'entremêlaient.
« C'est ici ! »
« Schnell ! Schnell ! »
La peur déforma les traits de l'officier anglais ; il avait compris ce qui se tramait et ce que cela signifiait pour lui. Ces voix qui résonnaient à l'extérieur avaient un autre sens pour eux ; elles révélaient la trahison qui les frappait, car au milieu de tous ces mots qu'ils ne comprenaient d'ailleurs pas, ils avaient reconnu la voix de Yann T, le mal marié, qui n'avait jamais ravalé ses rancœurs et avait enfin trouvé le moyen de se venger de celle qui avait eu l'audace de se refuser à lui.
Sans un mot, Jean se leva, fit coulisser la façade du lit-clos, extirpa le matelas rudimentaire qui en couvrait le fond et le tendit à son épouse. Les mots jadis prononcés par l'ancêtre remontaient le cours du temps : « un jour ce lit te servira à autre chose qu'au repos ». Après quelques efforts, il mit à jour un compartiment secret que rien ne laissait deviner. Il se pencha pour ramasser leurs maigres économies et fit signe à l'étranger de se glisser dans cet espace occulté.
Surpris, réticent, il répugnait à investir cette cache mystérieuse qui n'augurait rien de bon, mais l'imminence du danger emporta ses dernières objections et il pénétra, non sans crainte, dans cet interstice ingénieusement aménagé par l'ébéniste. Jean remit en place le couvercle et réajusta le matelas. Sur ce, il referma le lit-clos, escamotant ainsi la dangereuse présence.
Les soldats allemands, guidés par le Judas local, pénétrèrent dans la chaumière. Ils bousculèrent l'homme et la femme sans ménagement. Hurlant, vociférant, ils saccagèrent l'intérieur. Rien ne semblait devoir mettre un terme à cette folie dévastatrice. Ils ne prirent pas davantage de précautions pour le lit dont ils « massacrèrent » le panneau frontal. Le meuble grinçait sous les furieux coups de crosse de fusil qu'on lui assénait. Arraché, le matelas fut éventré sans aucune pitié, libérant ses entrailles végétales et humides. Ensuite, ils s'en détournèrent, ne pouvant vraisemblablement pas en apprendre davantage.
Ils n'avaient cependant pas étanché leur soif de violence, aussi s'en prirent-ils aux hôtes qu'ils molestèrent. Ils les entraînèrent à l'extérieur. Anna, agenouillée, refusait toujours de répondre à ces mots qu'elle ne comprenait pas tout en devinant leur signification. Les cris la laissaient impassible.
Alors l'officier visa la femme et fit feu. Elle s'écroula. Jean n'avait ni bougé ni protesté. Pourtant son cœur saignait, la blessure était mortelle.
L'Allemand misait sur son instinct de survie mais cet homme habitué à la mort dans une contrée où elle est davantage une compagne qu'une ennemie n'en avait que faire de mourir maintenant qu'on lui avait enlevé celle qu'il aimait. Sans attendre les questions, les menaces, il se dirigea vers le soldat et appuya son crâne sur le canon encore chaud de l'arme, lançant à l'homme un regard de défi. Ce dernier comprenant qu'il avait échoué et ne voulant pas perdre la face devant ses subalternes exécuta celui qui réclamait la délivrance.
Dans son abri, l'Anglais n'entendait que des sons étouffés. Pourtant, la première détonation le fit sursauter et son nez heurta le couvercle. Au deuxième coup de feu, il comprit ce qui était arrivé. Des larmes ruisselèrent sur ses joues. Il pensait à eux, se rappelant tous les bons moments silencieux qu'ils avaient partagés, n'imaginant pas que les balles venaient de sceller le couvercle de son cercueil.

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