À l'ombre de la balance

La lecture me permet de m’évader. L’écriture me permet de me canaliser. La littérature est pour moi un doux remède et une porte dorée vers un monde aux multiples possibilités.

Image de Jeunes Écritures AUF RFI - 2022
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« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. » lança Ivan debout, les yeux injectés de sang, en tapant violemment des poings sur la table de la salle d'interrogatoire. Quelques gouttes sombres s'envolèrent des verres en plastique plein de café chaud posés sur la table avant de s'écraser brutalement, s'accordant à la respiration frénétique d'Ivan, scrutant l'avocat d'un regard noir. Maître Kassi, les doigts entrelacés posés sur la table, reçu sur la main gauche une des gouttes voyageuses. Il sortit un mouchoir en soie bleu nuit orné de magnifiques cercles oranges de la poche externe de son costume signé Father & Sons. Il essuya la goutte de café, se leva et se dirigea vers la porte fermée de la salle. Il l'ouvrit et demanda que l'on ramène le jeune homme dans la cellule de garde à vue. Le policier qui gardait la porte entra. Il plaqua brusquement Ivan, face contre le mur et joignit ses poignets au bas de son dos pour lui passer les menottes. Ils sortirent de la pièce peu éclairée et traversèrent le couloir qui les séparait de la cellule située à proximité de l'entrée du commissariat. Maître Kassi et Docteur Binga, le psychologue, quittaient la salle. L'avocat entraîna le psychologue dans un couloir assez vide et lui ordonna :
« _ Rendez son témoignage invalide. Qu'il passe pour quelqu'un à qui l'on ne peut se fier.
_ Ce jeune homme est certes enclin à la violence et plein de colère mais, il n'a aucun problème mental
Maître Kassi posa un regard menaçant sur le psychologue :
_ Ce n'était pas une suggestion. Diagnostiquez-lui quelque chose. Faites votre travail. C'est bien pour ça qu'on vous paye. Suis-je assez clair Docteur ?
_ Oui Maître ! »
L'avocat revint sur ses pas et se dirigea vers le bureau du commissaire en chef, assez mécontent. Ce dernier était au téléphone quand l'avocat entra de façon soudaine dans son bureau et claqua la porte derrière lui. Surpris, il se leva précipitamment de son fauteuil, assez confus, termina son appel et balbutia :
« _ Maître ! Comment...
_ Il faut trouver un moyen de le faire parler le coupa l'avocat. Rapidement.
Il posa son attaché-case sur le bureau en face de lui et fit quelques pas dans la salle.
_ Ce gamin ne dit rien qui pourrait nous être utile dit-il en réajustant sa veste. Il n'arrête pas de brailler sur le fait que le système soit corrompu.
_ Eh bien, avec un peu de temps...
_ Ni vous, ni moi, ne disposons de temps le coupa à nouveau l'avocat. J'ai des affaires plus importantes à gérer et Monsieur Mawoungou souhaite ce dossier clos au plus vite.
_ Bien évidemment Maître !
_ Il a évoqué le fait d'avoir été cogné. A t-il porté plainte ?
_ Il y a une semaine, il était aux urgences avec des bleus sur tout le corps. Il dit à l'infirmière qu'Oncle Ben l'avait battu. L'homme de main des Mawoungou, selon lui. Il n'a pas porté plainte et aucune procédure n'a été lancée. Cette après-midi à son arrivée, certains de mes officiers ont mal pris le fait qu'il ait porté main à l'un des leurs dit le commissaire en fixant l'avocat d'un regard plein de sous-entendus.
_ Trouvez un moyen de pression !
_ J'ai entendu parler de sa famille, de qui il est très proche. Une mère douce et un père malade. Ils ne sont pas au courant de ses agissements et sont loin d'imaginer qu'il est le simple coursier d'un vieil homme blanc.
_ Trouvez le contact de sa mère et faites la venir ici pour le faire changer d'avis dit l'avocat en récupérant son attaché-case. Mettez-la au courant de tout. N'oubliez pas de mentionner sa vraie profession.
_ Il sera déféré au plus tard à vingt-deux heures à la prison centrale.
_ Attendez que ce soit fait avant de contacter sa mère. Qu'elle le voit dans cet état. Elle saura le convaincre de tout faire pour sortir de là.
_ Bien Maître ! J'ai reçu un appel de mon Commandant en chef. Il m'a exhorté à faire de ce dossier une priorité. Ce jeune homme est le suspect principal et le seul qui nous intéresse.
Le Maître se dirigea vers la porte et l'ouvrit.
_ Appelez-moi quand elle sera ici. Peu importe l'heure. »
Puis, il s'en alla. Il s'apprêtait à monter dans sa magnifique Mercedes Benz GLE 2021 blanche quand il sentit son téléphone vibrer dans la poche de son pantalon. A la vue du nom qui s'affichait sur son écran, il lança un soupir et décrocha. Son interlocuteur leva directement la voix :
« _ C'est au moins la septième fois que je t'appelle Ruben ! Qu'est-ce que tu faisais ?
_ Tu voulais que je te réponde pendant que je parlais au jeune homme ou au commissaire ?
_ J'ai besoin que tu m'expliques tout dans les moindres détails. Tu n'imagines pas la pression qu'ils me mettent. Dis-moi où on peut se voir.
_ J'imagine bien vu que tu me fais subir cette pression.
_ Ce n'est pas le moment !
_ Si tu m'as confié ce dossier, c'est parce que tu me fais confiance. Laisse-moi un peu faire mon travail.
_ Du calme Ruben ! Je dois leur faire un retour.
_ Je te ferai le rapport plus tard, je suis assez occupé actuellement. Tu n'as qu'à appeler le commissaire si c'est aussi urgent.
_ Tu n'as rien de plus important à traiter en ce moment que ce dossier.
_ Désolé mais je dois y aller. Je te rappelle plus tard quand je serai disponible.
_ Ruben je t'interdis de... »
Maître Ruben Kassi ne laissa pas le temps à son interlocuteur de terminer sa phrase qu'il coupa l'appel. Il soupira et monta dans sa voiture. Il s'affaissa sur son siège, ferma les yeux et pris de profondes respirations pendant quelques minutes. Des images de sa vie défilèrent dans son esprit. Il vit son enfance. Il était un enfant bienveillant qui ne supportait pas la moindre injustice. Il s'était toujours intéressé à ce que ressentaient les autres, au fait de ne pas blesser autrui et d'être une source de bonheur pour son entourage. Sa mère lui reprochait même assez souvent d'être « trop gentil ». Son empathie et sa passion d'aider son prochain l'ont orienté vers deux secteurs professionnels : la médecine et la justice. En grandissant, il a opté pour devenir avocat. Sauver des vies c'est bien mais, il ne supportait pas la vue du sang. Il s'était dit qu'en étant avocat, il pourrait mieux lutter contre les injustices de ce monde et poser de réelles actions qui pourraient faire la différence. Enfant d'une lignée de grands auditeurs depuis maintenant quatre générations, son choix avait été le principal sujet des réunions de famille pendant un bon moment. Tenace et avec le soutien de sa mère, il n'a point flanché et a maintenu sa décision. Il avait ses frères et sœurs pour porter le flambeau et reprendre le cabinet familial. De plus, Audrey, sa petite sœur âgée de seize ans qui obtiendra bientôt son baccalauréat, est passionnée de comptabilité depuis sa plus tendre enfance. Elle était à peine plus haute que trois pommes quand elle fouinait déjà dans les livres de comptes de leur père. Elle sera à la hauteur. Lui, cela n'a jamais été sa tasse de thé. Il vit son parcours universitaire à la faculté de droit d'Ottawa. Sa graduation. Ses débuts dans le monde du travail. Sa première affaire. La fierté de sa famille et le respect qu'il a pu gagner suite à tout cela. Comment diable avait-il fait, lui qui avait toujours été si intègre pour se retrouver dans ce genre d'histoires ? Quand a t-il perdu ses valeurs et oublié l'homme qu'il était ? Qu'est-il est arrivé au jeune Ruben qui luttait contre les injustices et rêvait d'égalité pour tous, d'équité et de justice dans un monde pleins de vipères ? Tant de questions plus douloureuses les unes que les autres. Tant de regret pour le jeune homme d'autrefois qu'il était. Le cœur lourd et l'esprit chargé, peut-être est-ce une fatalité pour tout homme de perdre son innocence au cours de ce voyage fort laborieux qu'est la vie dans un monde exigeant et impitoyable.