Toute histoire commence un jour, quelque part. Me Charles Didier, assis en face de ce jeune homme qu’il était obligé de défendre, essayait de connaitre et de comprendre celle de son client. Il savait juste qu’il s’appelait Dany Jean-Pierre pas parce qu’il lui avait dit mais tout simplement parce qu’il était avait vu son nom sur le dossier qu’on lui avait remis. C’était sa deuxième visite jusqu’ici, Dany lui avait seulement dit bonjour et s’était contenté de lui lancer un sourire en coin. Me Didier essayait de trouver la faille mais il n’y arrivait pas encore.
Cependant, pour le peu qu’il lut dans le dossier remis par le Barreau qui l’avait nommé avocat d’office de ce jeune garçon, la vie ne lui avait pas fait de cadeau. Il y eut d’abord la mort de son père, percuté par ce chauffard ivre. Il y eut ensuite sa mère qui mourut quelques temps après d’une cirrhose de foie à cause d’une dépendance à l’alcool. Puis, Me Didier savait qu’il avait été arrêté pour vol à main armée et que l’on n’avait pas retrouvé l’argent malgré les fouilles et séances de bastonnade dont il était l’objet depuis près de deux mois. C’était à peu près tout. La date du procès de Dany avançait mais son avocat ne trouvait rien à se mettre sous la dent. Le jeune avocat essaya encore une fois de tirer les vers du nez de son client.
-Comment ça va Dany ?
-Bien monsieur, répondit-il... Puis ce fut tout, il n’obtint pas plus de Dany quoiqu’il essaya pendant plus d’une heure. Charles était à deux doigts d’abandonner quand le regard douloureux de son jeune client s’imposa à lui. Il y avait une douleur, une souffrance indicible qui le touchait tellement. Cela allait au-delà de la perte de la liberté. Il y avait bien plus profond que ça mais Me Didier n’arrivait pas encore à voir ce que c’était. Cependant, il était déterminé à le trouver.
Mû par cette motivation toute nouvelle dans ce dossier qu’il se retrouva à Jalousie, ce bidonville d’une banlieue de Pétion-Ville dans lequel son client a été arrêté. Ses premières recherches n’étaient pas fructueuses puisqu’à chaque fois qu’il prononçait le nom de Dany, les gens lui tournaient le dos automatiquement. Me Didier allait rebrousser chemin quand il se décida à interroger une vieille dame tenant une boutique aux portes de la ville. Dès lors qu’il lui parla de Dany, Lamercie- c’était son nom- se mit à pleurer répétant sans cesse : « Il ne méritait pas ça ». Didier attendit qu’elle se calme et lui demander de lui parler de Dany.
« Dany était le garçon le plus intelligent de la zone et le plus gentil aussi. Toujours serviable, respectant les vieillards et aidant les plus jeunes. Il travaillait toujours avec les plus jeunes de la zone qui allaient subir l’examen. Cela ne l’a pas empêché d’être un brillant élève. Cela ne l’empêchait pas non plus de s’occuper de sa mère qui se tuait à l’alcool. C’était un ange. Dany tenait aussi le petit commerce que son père avait laissé à sa mort. Malgré tout, il réussit ses examens officiels avec brio et également les examens d’entrée à la Faculté de Médecine de l’Université d’Etat d’Haïti. »
-Ah bon ? Il était étudiant quand il a été arrêté ? , s’étonna Me Didier
-Non, il avait déjà fini ses études mais il n’arrivait pas à trouver du boulot et cela le dévastait. Il continuait de tenir son petit commerce mais cela ne donnait pas grand-chose.
-Et c’est ainsi qu’il en est arrivé là ?, questionna le jeune avocat
-Non, Dany évitait la bande de ces garçons comme la peste. Il tenait son petit commerce, faisait des menus boulots mais tout a basculé avec l’accident de sa sœur.
-Sa sœur ? Personne ne m’en a parlé ici.
-Dany aimait et aidait tout le monde mais ils le haïssaient tous dans la zone parce qu’il ne leur ressemblait pas. On lui reprochait ses airs d’intellectuel et de garçon intelligent mais il n’en avait cure. Ils se réjouissent du fait qu’il soit en prison, cela les conforte dans leur situation. Cela leur prouve qu’effectivement, l’école ne vaut rien.
-Mais comment a-t-il pu se laisser entrainer alors dans cet engrenage ?
-Comme je vous le disais, l’accident de sa sœur. Dany s’occupait seul de sa sœur qui était en classe terminale. Il protégeait Carla farouchement parce qu’il l’avait promis à sa mère. Il refusait de laisser sa sœur trainer avec les garçons du quartier et pour cela, on le détestait encore plus mais l’accident a tout basculé. Alors que Carla sortait de l’école, elle a été percutée par une voiture. Le chauffeur l’a emmené à l’hôpital puis s’est enfui. Les médecins ont demandé une somme astronomique pour qu’elle se fasse opérer rapidement sinon elle perdrait ses deux pieds. Cet accident a réveillé d’anciens souvenirs.
-La mort de son père ?
-Oui, il était enfant et n’a rien pu faire mais se rappelle très bien que son père est mort faute de soins. Il refusait de laisser la même chose arriver à sa sœur et il s’est laissé convaincre par la bande d’aller faire le « coup » du magasin.
-Pourquoi a-t-il été le seul à être arrêté ?
-Un coup de fil anonyme qui a indiqué qu’il était le chef de la bande et il a été arrêté.
-Anonyme ?
-Je suis presque certaine que ce sont encore les membres de la bande qui lui ont fait ça. Ils l’ont envoyé seul dans le magasin après ils avaient voulu qu’il leur donne tout l’argent mais il a refusé, ils l’ont battu à mort et ont envoyé les flics à sa trousse ensuite en espérant que la police trouve l’argent pour qu’il perde tout.
-La Police n’a rien trouvé mais d’ailleurs comment savez-vous tout ça, madame Lamercie interrogea subitement Me Didier suspicieux.
Me Didier s’en voulut de boire aussi rapidement les paroles d’une personne qu’il ne connaissait pas sans sourciller mais il avait tellement envie de connaitre et de comprendre son client mais le petit sourire de Lamercie le poussa à suivre la suite. C’était la première fois depuis leur entretien qu’il vit un sourire.
-L’argent, c’est à moi que Dany l’avait confié. J’étais la seule personne sur qui il pouvait compter. Je me suis toujours occupée d’eux quand leur mère était saoule ou encore à sa mort. Il savait qu’il serait entre de bonnes mains.
-Vous en avez fait quoi ?
-Je l’ai remis au médecin de Carla ?
-Et où est Carla ?
-Encore à l’hôpital en rémission. Sur le point d’être guérie après l’opération.
-Est-ce qu’elle sait que son frère est en prison ?
-Non, je ne le lui ai pas encore dit.
-Où puis-je la trouver ?
Madame Lamercie hésita avant de donner l’adresse.
-Elle sera dévastée si elle l’apprend.
-Oui mais elle se reprendra si elle contribue à faire innocenter son frère.
-Comment ? questionna la vieille dame.
-Faites-moi confiance, lui répondit le jeune avocat.
Madame Lamercie peu convaincue lui communiqua l’adresse. Didier s’en alla, plus motivé que jamais.
Le jour du procès arriva sans que Charles Didier ne puisse arracher un mot à son jeune client. Dany s’étonna d’ailleurs que le jeune avocat ne lui ait pas posé plus de question. Malgré sa curiosité, il ne pipa mot à l’avocat. De toute façon, il n’attendait pas grand-chose de ce procès. Et comme d’habitude, cela commença fort. Le commissaire du Gouvernement ne prit pas des gants pour l’acculer demandant à la Justice la peine capitale pour ce chef de gang qui sévit à Pétion-Ville depuis quelque temps. « Il est temps que la Justice triomphe des malfrats qui vilipendent les biens des fils de la population », conclut-il. Pour Dany, il n’y avait pas de doute, sa condamnation était claire. On passa ensuite la parole à son avocat. Me Didier se leva d’un pas pesant et se dirigea vers la barre.
« Dans le réquisitoire du Commissaire du Gouvernement, nous avons connu un Dany Jean-Pierre, voleur et malfrat qu’il faudrait bannir de la société. Comme avocat de la défense, mon opinion était similaire à la vôtre jusqu’à ce que je rencontre celui qui se cache derrière ce jeune garçon qu’un acte désespéré a transformé en voleur. »
« Permettez que je vous présente le troisième lauréat de la Faculté de Médecine lors de son concours d’admission en 2000 et le deuxième lauréat de sa promotion en 2007, lauréat des examens d’admission à la faculté de Droit cette année même s’il ne le savait pas encore. Dany Jean-Pierre, jeune orphelin de père et de ma mère ayant grandi dans les rues de Jalousie qui avait pour seul avenir, aux dires de ses voisins, une place dans cette bande qui a causé sa perte. Cette bande, c’était la voie que suivaient tous les garçons du quartier de Dany une fois qu’ils ont réussi les examens de 9ème année. Pourtant, lui, il résista, continua ses études malgré les privations et la haine des autres. Cependant, malgré ses bons résultats, il n’y eut pas de place à l’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti où il effectua pourtant son stage avec brio. On n’avait pas de budget, lui dit-on pour embaucher d’autres médecins. »
« Malgré tout, Dany n’a pas failli. Il a tenu bon grâce au petit commerce laissé par son père mort faute de soins, faute d’argent dans le même hôpital où il y a effectué son stage de jeune médecin, ce qui l’a d’ailleurs poussé à embrasser cette carrière dans laquelle l’Etat de son pays ne lui avait pas fait de place malgré ses compétences et la carence en médecins dont on se plaint à tort et à travers. Refusant d’accepter le mauvais coup du sort, il s’inscrivit à la Faculté de Droit et comme d’habitude, il en fut le lauréat du concours d’admission même si les évènements l’ont empêché de connaitre les résultats. »
« Encore une fois Dany a tenu jusqu’à cet évènement qui faillit coûter la vie à sa sœur dont il s’est occupé comme un père en dépit de son jeune âge. Ce même système de santé lui réclama une somme astronomique pour opérer sa sœur. Et dès lors, ce n’était plus de lui dont il était question mais de cette sœur qu’elle a aimé comme sa fille. »
« Ce n’était ni l’appât du gain ni une subite envie du jeune médecin de se mettre en marge de la société qui l’a poussé ce jour-là à se laisser convaincre d’entrer seul dans ce magasin pour y prendre de l’argent. Les différents indices laissés montrent l’inhabileté du jeune homme. Ce n’était pas de la négligence ni la bonne étoile de la justice qui a enfin brillé mais plutôt des preuves qui prouvent que le jeune médecin n’était pas un vieux de la veille du domaine.
Comment d’ailleurs expliquer malgré la somme rondelette que contenait le coffre, il n’a emporté que les 50 000 gourdes réclamées par le médecin de sa sœur qui d’ailleurs ne savait même pas que son frère n’était pas en prison parce qu’il avait honte de son acte ?
Alors que l’avocat prononçait ses derniers mois, Carla fit son entrée au Tribunal soutenue par deux béquilles. Dès lors, Dany perdit enfin de son impassibilité et se mit à pleurer, sa sœur arrivant au trot, le prit dans ses bras et ils pleurèrent ensemble. Au Tribunal, tout semblait s’arrêter à la vue de scène tellement émouvante ; le frère et la sœur se tenant ensemble et Dany, malgré ses menottes, qui essayait de soutenir sa sœur sur ses béquilles.
Le juge reprenant ses esprits demandant à Me Didier des preuves concernant ses dires. Il y eut la déclaration du médecin qui certifiait la somme demandée et payée par Madame Lamercie, la déclaration du chef du magasin qui notifiait que c’était effectivement la somme volée puis les différents certificats et diplômes glanés par Dany au cours des années. Le juge désemparé, demanda une suspension d’audience.
Alors que l’on ramenait Dany en cellule, Me Didier lui chuchota : « Je ne peux pas t’éviter la prison mais j’espère que cela pourra diminuer ta peine ». Lorsque Dany lui répondit « Vous avez fait mieux que ça, vous m’avez rappelé ce pourquoi je suis ici et ça en valait peine ». Me Didier se promit alors qu’il irait jusqu’au bout pour ce jeune garçon qui avait tout fait pour s’en sortir mais que la malchance poursuivait avec acharnement.
Lors de la reprise de l’audience, le juge appela Dany à la barre et c’est un jeune homme transformé qui apparut sur l’estrade comme si le fait d’avoir vu sa sœur lui insuffla une force nouvelle. Commença alors l’interrogatoire du Commissaire du Gouvernement.
-Monsieur Jean-Pierre, êtes-vous réellement rentré par effraction au Magasin « Patterson et Co » dans la nuit du 25 septembre 2017 ?, demanda t-il
-Oui monsieur, répondit Dany d’une voix claire
-Et vous avez fait quoi ?
-J’ai pris de l’argent monsieur.
-Beaucoup d’argent ?
-50 00gourdes pour être exact.
-Et où se trouve cet argent maintenant ?
-Pas dans mes poches en tout cas, répondit Dany avec un sourire
Et le Tribunal s’esclaffa. Le juge intervint pour lui demander de répondre à la question.
-Il a servi à payer l’opération de ma sœur, répondit Dany d’une voix grave dans laquelle vibrait une note de regret voilé
-Savez-vous que pénétrer par effraction chez autrui puis voler de l’argent sont des infractions pénales ?
-Oui monsieur et je regrette ce que j’ai fait mais pas le résultat ni les raisons pour lesquelles je l’ai fait, dit Dany avec conviction.
-Ne regretterez-vous pas non plus les années que vous allez passer en prison ?
-La santé et la vie de ma sœur valent plus que ma liberté, répondit-il simplement.
Le Commissaire du Gouvernement ne trouva rien à redire et s’assit. Lorsque le juge accorda la parole à l’avocat de la défense, Me Didier ajouta simplement « Aurons-nous le courage de condamner un jeune garçon courageux que notre système éducatif a assez puni ? Dont notre système de santé aurait tant besoin mais qu’il a rejeté ? Que notre société devrait ériger en modèle de réussite mais qu’elle veut transformer en malfrat ? Le glaive de la justice faillira-t-il comme les autres avant lui?
Pour le juge commença alors un long moment de doute, d’interrogations et de remords. Alors qu’il peinait à rendre son verdict, lui revint à l’esprit la déclaration de Dany mettant la vie de sa sœur au-dessus de tout. Le juge sut à cet instant qu’au-delà de sa compassion humaine, il avait le serment de dire le mot du droit avant tout le reste. A la reprise de l’audience, le juge Benadieu déclara Dany Jean Pierre coupable des charges qui pesaient contre lui. Il vit l’avocat de Dany s’effondrer mais Dany resta impassible. Ses yeux se posèrent alors sur sa sœur en larmes et le juge ajouta : « Vu les circonstances atténuantes, votre peine sera réduite et vous ne passerez que trois ans en prison avec bénéfice de la Loi Lespinasse qui soustrait de votre peine la période de temps que vous y avez déjà passé ».
Lorsque Dany se tourna vers son avocat, ce dernier lui dit : « Trois ans peuvent paraitre long Dany mais ils peuvent aussi s’écouler rapidement si vous vous donnez la chance de garder espoir et pensez à une occasion de réécrire votre histoire ». Cette fois, Dany lui sourit et tenta même une poignée de main en lui disant : « Je pense que vous m’avez accordé l’occasion de l’écrire autrement et c’est ce que je ferai à ma sortie. Pour Dany, comme pour Me Didier, leur histoire venait radicalement de changer de cap.