Noël du bon côté (du mur)

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Jean a garé la vieille camionnette brinquebalante devant la maison. Il porte un sac sur l'épaule qui le fait fléchir, c'est lourd le papier... Il avance avec précaution pour ne pas glisser sur une plaque de verglas, l'hiver est déjà bien rude. La rue des Feuillants est déserte, la nuit est tombée, les voitures sont rares, les piétons absents. Malgré le froid, Jean marque un bref temps d'arrêt sur le trottoir pour écouter Juliette chanter dans la maison d'à côté. C'est vrai qu'elle a une jolie voix...
En silence, il rejoint le petit groupe qui l'attend dans la cuisine. Le monte et baisse est au plus près de la table et distille un faible cône de lumière blafarde. Trois hommes sont assis, un verre de vin rouge posé devant eux, ils fument en silence. Ça sent la soupe de légumes. La vieille dame qui était dans l'ombre près de la cuisinière apporte à Jean un verre de vin. Il vide le sac sur la table où se forme un monticule d'enveloppes. En plus de son emploi de mécano, il aide à la distribution du courrier avec la camionnette du garage. Il tourne la tête vers le mur mitoyen qui les sépare de Juliette et soupire.
— Elle a vraiment une belle voix, murmure-t-il alors que Juliette vient d'entamer un lied de Schumann, accompagnée au piano.
Il croit reconnaître Mondnacht, un des premiers lieder qu'elle répétait pour un concours. Quelques années plus tôt, c'est lui qui, malhabile, l'accompagnait au piano. Un des hommes hausse les épaules pendant que tous s'affairent à un premier tri des lettres éparses. Ils savent bien que Jean était amoureux avant, mais ne font pas de commentaires. Ils ont assez plaisanté en l'appelant « le Roméo de sa Juliette ». Alors maintenant, ils gardent le silence.
— On pourrait nous prendre pour les lutins du Père Noël ! Décembre, c'est la saison ! plaisante Michel.
Il trouve toujours les mots pour rire, même maintenant, alors que le concert pour un auditoire choisi se déroule de l'autre côté du mur. Les autres sourient et continuent leur besogne, lire les adresses et trier en deux tas. Il y a plus de courriers que d'habitude, c'est normal avec la venue de Noël.
Pendant que les hommes continuent leur tri, l'eau qui chauffait sur la cuisinière à charbon commence à former de la vapeur. La soprano est applaudie et change de répertoire, après Schumann, elle enchaîne les lieder de Schubert.
Schubert c'est nouveau, elle n'en jouait pas avant, remarque Jean, à part Du bist die Ruh qu'elle lui a chanté il y a bien longtemps. Le mur de séparation laisse passer la musique et la voix, mais de ce côté-ci, le petit groupe d'hommes ne se laisse pas distraire de sa tâche. Dans la cuisine, la vieille femme distribue des bols fumants.
— Il fait trop froid pour la neige, remarque-t-elle.
Puis elle se rassoit, silencieuse, près de la cuisinière. Elle s'endort, doucement bercée par la musique et la chaleur du feu.
Dix lettres, vingt, puis trente, toutes pour le même destinataire, forment maintenant une pile au milieu de la table. Les autres sont rangées prestement dans le sac de toile et seront distribuées à la première heure.
— Quarante, on en a quarante aujourd'hui... Ce n'est pas croyable ! Si c'est ça, la magie de Noël...
— Râle pas, Quentin... et aide plutôt Jean à décoller les enveloppes à la vapeur. Attention à ne pas les déchirer, on ne doit pas s'apercevoir qu'elles ont été ouvertes... Et maintenant, la lecture nauséabonde ! Elles me donnent vraiment envie de vomir, ces lettres de...
Juliette termine son concert privé par quelques chants de Noël qui évoquent la paix, le bonheur, les hommes de bonne volonté. Son public applaudit à la fin de chaque lied. Elle a conquis son auditoire, Jean n'en doutait pas.
Ils sont maladroits ces grands gaillards, du bon côté du mur. Leurs mains sont habituées à l'entretien des moteurs et à la mécanique. Plus à l'aise dans le cambouis ou avec un fusil de chasse que dans l'ouverture d'enveloppes à la vapeur. Chacune des lettres est lue avec attention, le tri a commencé. Certaines enveloppes sont refermées avec délicatesse, on ne doit pas voir qu'elles ont été ouvertes. Elles doivent arriver intactes à leur destinataire pour ne pas éveiller les soupçons... D'autres sont détruites, celles qui n'ont pas de signature. A chaque lettre brûlée dans la cuisinière par la vieille, maintenant attentive et réveillée, un nom est prononcé qui rompt le silence. Augustin Clarafond, Norbert Ivoire, Valentin Roussel...
— Il faut aller les prévenir. Tant pis, ils ne passeront pas Noël en famille... s'exclame Quentin avec dépit.
— Il vaut mieux ça que la Gestapo, non ? rajoute Jean avec rage.
Il a du mal à se contenir devant la lâcheté de ces dénonciations, amplifiée par l'anonymat de leurs auteurs.
— C'est un peu aussi la magie de Noël qui nous guide dans notre action, non ? ajoute Michel en signe d'apaisement.
De l'autre côté du mur, les félicitations en allemand pleuvent sur Juliette, que Jean imagine en longue robe de soirée et entourée par des uniformes d'officiers. Des rires, encore, et du champagne, encore. Difficile d'être du bon côté du mur, en cet hiver 1941.

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