Pas d'orchidée cette année

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Souvent, la vieille dame fermait les yeux et attendait que les heures passent. Ses proches pensaient qu'elle déclinait et qu'elle avait de plus en plus besoin de sommeil, mais, en réalité, la plupart du temps, elle ne dormait pas : elle s'ennuyait, c'est tout.
 
Imaginez donc la stupeur de sa fille, quant à la traditionnelle question :
– Qu'est-ce qui te ferait plaisir pour Noël ?
 
Au lieu de la traditionnelle réponse :
– Je n'ai besoin de rien, garde tes sous pour les enfants.
Sa mère lui répondit avec un petit sourire :
– Cette année, j'ai une idée.
Même son petit-fils, Raphaël, affalé sur le canapé, quitta un instant des yeux l'écran de son portable et dressa l'oreille.
– Voilà une bonne nouvelle, dit Céline, je t'écoute.
 
Elle ne se doutait pas qu'elle allait bientôt regretter ces paroles.
La vieille dame prit son temps. Elle voulait ménager son effet ou peut-être s'armait-elle de courage. Elle se racla la gorge et bredouilla quelques mots inaudibles.
– Qu'est-ce que tu as dit ?
Elle fut forcée de répéter, bien distinctement cette fois :
– Je voudrais un chien.
Si la vieille dame avait demandé une trottinette électrique ou la PlayStation 5, Raphaël et sa mère n'auraient pas été plus surpris qu'en entendant ces quatre mots.
– Tu n'es pas sérieuse, maman ?
 
***
 
Parfois, enfin la plupart du temps, il s'ennuyait tellement qu'il n'avait pas d'autre choix que de dormir. Mais comme il n'avait pas sommeil, il ne dormait pas. Il fermait juste les yeux et attendait que les heures passent. Elles s'égrainaient lentement, ponctuées par quelques évènements : la distribution de nourriture, les visites de Lou, l'arrivée d'un nouveau, les bagarres et bien sûr, le défilé de visiteurs. Avant, comme ses compagnons, ces visites le rendaient fou d'excitation. Il se disait « cette fois, c'est la bonne » mais les mois, les années, ont passé et avaient eu raison de son enthousiasme et de ses espoirs. Il ne se levait même plus quand les visiteurs arrivaient, c'est dire. Et pourtant, elle s'en était donné du mal, Lou, pour placer ce cabot cabossé par la vie et les années ! Séances photos, articles sur le site de la SPA et sur Facebook... Elle s'était démenée pour lui faire de la pub mais son âge et ses problèmes de santé ne jouaient pas en sa faveur. Elle passait, tous les jours, pour le caresser et tenter de lui remonter un peu le moral mais, chaque jour, il lui semblait que les yeux du vieux chien étaient un peu plus tristes que la veille.
 
***
 
Évidemment, la vieille dame s'attendait à cette réaction. Ça faisait des jours qu'elle ne pensait plus qu'à ça, qu'elle préparait ses arguments, alors, elle était prête.
 
– Si, je suis très sérieuse. J'ai pensé à tout. Je suis une vieille dame, je ne vais pas, bien sûr, adopter un jeune chien. Je vais choisir un vieux chien, en fin de vie... comme moi.
 
Sa fille se mit à rire, jaune, bien entendu :
– Ah non, non, non, maman, tu n'y penses pas ! Jeune, vieux, grand, petit... tu ne vas adopter aucun chien ! Sors-toi ça de la tête. J'ai assez de choses à gérer comme ça, sans avoir en plus un chien à balader, à amener toutes les cinq minutes chez le véto... Sans compter les fois où il faudra que je vienne te ramasser car le chien t'aura fait tomber.
– Tu n'auras pas à le balader, je m'en chargerai : le médecin m'a conseillé de marcher...
– Oui, de marcher jusqu'à bout du jardin ou, à la limite, jusqu'à la boulangerie pour chercher ton pain ! Il ne t'a certainement pas conseillé de cavaler 3 ou 4 fois par jour dans les rues, tractée par un chien déchaîné ! Tu veux peut-être qu'on lui téléphone au docteur Girard pour lui faire part de ton idée et lui demander son avis ?
 
La vieille dame prit une grande respiration pour essayer d'atténuer les tremblements de ses mains et répondit :
– On choisira un chien qui ne tire pas sur sa laisse, un vieux chien je t'ai dit, calme et affectueux. Tu sais, je ne suis plus utile à grand monde, moi, alors, là, rendre heureux un vieux chien abandonné, ça me rendrait heureuse aussi...
– Maman, ne sors pas les violons... Tu sais très bien que ce n'est pas possible, et si tu...
Céline ne finit pas sa phrase mais sa mère semblait avoir lu dans ses pensées :
– Et si je meurs avant le chien, je me suis arrangée avec Bernard – Bernard, c'était le voisin – . Il m'a juré que le chien ne repartira pas en refuge et qu'il le prendrait.
– Maman, cesse de faire ta petite-fille capricieuse. Moi qui viens te voir tous les jours, j'ai horreur des chiens. C'est sale, ça aboie pour un oui ou pour un non, c'est porteur de tout un tas de maladies...Tu as déjà bien assez de problèmes de santé comme ça sans aller te rajouter la gale, la rage ou des puces.
– Et pourquoi pas la peste et le choléra pendant que tu y es ?
 
La vieille dame avait encore la force de plaisanter mais elle connaissait assez sa fille pour savoir qu'elle ne changerait pas d'avis.
– Maman, j'ai eu une journée assez pénible comme ça, n'insiste pas s'il te plaît.
La vieille dame se tut. Des larmes lui viennent aux yeux : d'abord parce qu'elle se demande si elle ne compte pas parmi les choses « pénibles » de la journée de sa fille, et puis parce que ce chien, qu'elle n'aura pas mais auquel elle s'accrochait si fort, elle l'aimait déjà, sans le connaître.
Alors, par fierté et pour avoir le dernier mot, elle ajoute :
– Et bien alors, pour Noël, tu m'offriras une orchidée, comme chaque année ! Comme ça pas de risque que je me rompe le cou ou que j'attrape des puces !
C'est à cet instant que Raphaël intervient :
– Personne ne m'a demandé mon avis mais je le donne quand même : moi, je vote contre l'orchidée et pour le clébard !
 
                                                                                                 ***
 
Au pied du sapin artificiel de l'accueil, le chien est en apnée depuis plusieurs minutes. Il n'ose pas bouger, ni même respirer. Il se dit que ce n'est pas possible, qu'on va s'apercevoir de l'erreur, qu'on va le remettre dans sa cage pour aller chercher Levis, son camarade de box, tellement plus dynamique et plus jeune que lui ! Mais non, c'est bien son nom que la vieille dame prononce en tendant le chèque fait par sa fille. Noé... Le jeune homme qui l'accompagne se penche vers lui et le soulève :
 – Noé, t'es un sacré veinard ! Je crois que t'es le plus vieux de toute la SPA, mais t'as une bonne tête... et puis, si mamie t'a choisi, c'est que tu dois être le bon. Sois gentil avec elle parce qu'elle a bataillé pour t'avoir !
 Le chien s'est concentré et il a bien tout enregistré. Ce n'est donc pas une erreur ? Il a été choisi, lui ? Il quitte enfin ce box, pour de bon ? Pour l'âge, il ne peut rien faire, mais être gentil, ça oui, il le sera, et de toutes ses forces !
 
La vieille dame s'approche de son petit-fils qui tient toujours le chien dans ses bras et lui passe un collier tout neuf autour du cou.
– Ça te va si je te change un peu ton prénom ? Je voudrais y ajouter un L. Noël, qu'est-ce que tu en dis ? Tu es mon plus beau cadeau!
 Pour toute réponse, le vieux chien donne un coup de langue sur la vieille main. Ça lui va ! À partir de maintenant, tout lui va !
 
L'instant est solennel et Lou, qui les observe attendrie, ne saurait dire qui, dans cette pièce, est le plus ému.
Elle les regarde partir, souriant à travers ses larmes : la vieille dame et le vieux chien accordent déjà leurs pas et semblent marcher d'une façon plus alerte. Le bonheur, ça fait rajeunir ! Le bonheur, c'est communicatif aussi ! Dans la voiture, Céline qui n'a pas voulu descendre et a attendu, boudeuse, au volant, est bien forcée de sourire en voyant les mines radieuses de sa mère et de son fils.
 – Mouais, au moins tu as tenu parole. Pour être vieux, il est vieux ! Une orchidée, aurait sûrement duré plus longtemps !
 

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