Nocturne

« Il fait déjà nuit ». Myriam soupire de découragement. Au froid s'ajoute l'absence de lumière et elle laisses ses pensées revenir en été. Les entraînements avaient repris plus tôt que d'habitude sous la silhouette protectrice de la Dent du Chat, mont gardien du Lac du Bourget : course à pied et renforcement musculaire constituaient l'affûtage des nageurs et des nageuses, promettant de meilleures perfs pour la saison à venir.

Une embardée du bus heurte son crâne contre la vitre. Elle peste à demi mots et mord avec rage dans son sandwich à la confiture tandis qu'ils dépassent le casino, déjà illuminé pour les fêtes de fin d'année, et s'engagent dans la rue de Genève. Les trottoirs ont été élargis, les façades ravalées, des arbres plantés : depuis plusieurs années, la ville s'embellit pour le plus grand plaisir des curistes et des habitants, qui profitent de la promenade sortie de terre le long du lac, depuis le Bourget jusqu'à Brison, en passant par les ports d'Aix-les-Bains.

"Merde". Elle descend précipitamment du bus sans oublier de remercier la chauffeure et se dirige vers le bâtiment cubique, dont la toiture crénelée fait penser à une usine. Elle montre sa carte du club au guichet et dépasse le public qui attend de payer pour accéder aux bassins.

« Salut Myriam !
— Salut Quentin. »
Une bise rapide et elle s'assied avec son ami : après trois quart d'heures de bus, il faut encore attendre une demi-heure avant l'entraînement.
« Ça va ?
— Ouais, mais j'ai des courbatures d'hier.
— Ah bon ? Pas moi ! J'espère qu'on va pas trop morfler ce soir par contre, j'ai pas la motiv'... »

Pas de courbatures, évidemment : Quentin n'a jamais de courbatures. Elle acquiesce et ravale sa jalousie. Parmi les cadets, c'est la star de la région. Il excelle aussi bien en dos qu'en papillon, et s'aligne sans rougir sur toutes les distances en nage libre. Elle, c'est une brasseuse, "une espèce à part qui ne sait nager que la brasse". Le cliché a du vrai : en compétition, pour elle, il n'y a que la brasse. Elle adore cette nage, c'est comme si elle avait été moulée sur mesure. Et la réciproque est vraie, la brasse la sculpte d'année en année.

« On y va ! » C'est la voix de Micha, leur entraîneur, qui leur vient du bassin intérieur. Pas de faux espoir, ils nageront dehors. Quentin se lève avec elle, comme Léa, Tiphanie, Marco, Bruno et Costanza, arrivés entre temps. Elle descend aux vestiaires et salue les agents d'entretien avant de se changer en quelques secondes. Elle aime bien Safaya, la vieille dame dont le sourire dit une joie douce et oubliée.

« Ça caille ! ». Tiphanie a surgi à côté d'elle au bord du bassin olympique. Elle se rappelle les entraînements de l'équipe de France, venue en préparation des championnats du monde. Tous des géants, comme d'une autre planète. Ils aimaient la piscine d'Aix avec sa vue sur les montagnes, le lieu idéal pour faire le plein de globules rouges.

« Bon, il fait froid alors écoutez bien. Je compte sur vous pour vous donner à fond aujourd'hui. On est mardi, la compèt c'est samedi, vous avez largement le temps de récupérer d'ici-là, ok ? Si vous vous économisez, ça fera pire que mieux et vous n'aurez pas de pic de forme. » Tout le monde hoche la tête aux mots de Micha. Le pic de forme est le résultat d'un subtil cocktail de sprint, de fatigue et d'endurance concocté par leur entraîneur pendant plusieurs mois pour leur apporter un surcroît d'énergie le moment venu. Une simple optimisation des métabolismes que tous ont déjà ressentie et espèrent trouver à nouveau.

«On commence par un neuf-cents, deux-cents crawl, cent spé, trois fois ». Après avoir soupiré pour le deux cents crawl, Myriam sourit : cent spé, leur nage de spécialité et donc la brasse pour elle, dès l'échauffement, c'est Noël ! Elle laisse passer les plus rapides et plonge à son tour.

Elle ignore le frisson qui la parcourt au contact de l'eau fraîche, ondule jusqu'aux quinze mètres, et sort de sa coulée avec vigueur pour se réchauffer. Elle allonge ses mouvements pour trouver son rythme, goûte la caresse de l'eau sur son corps et appuie sur ses bras ; les courbatures se réveillent mais seront bientôt transformées en un nouveau potentiel de propulsion. Au bout de cent mètres à peine, on lui touche les pieds. Elle déteste ça et panique à l'idée que les premiers lui aient déjà mis cent mètres dans la vue.

Elle est dépassée par Quentin qui, comme d'habitude, est entré dans l'eau en retard et lui adresse un grand sourire auquel elle répond : c'est un grand gamin, doué et pas méchant. 

Le premier cent brasse arrive comme une récompense et elle savoure la coordination exacte de ses bras qui plongent quand ses jambes fouettent l'eau, glisse et expire à pleins poumons. Elle est en grande forme - "pourvu que ça soit le cas samedi". Samedi, la dernière compétition régionale en petit bassin, à Seynod, la dernière chance de se qualifier pour les championnats de France. Elle essaie de ne pas trop y penser.

L'entraînement se poursuit par un trois fois trois cents, le premier en pull, le deuxième en jambes, le troisième en éducatif... le tout en spé. Elle partira dernière sur le premier mais espère rattraper le peloton sur le second. Elle note au passage que la soirée sera structurée autour des trois cents mètres et qu'ils en seront déjà à mille-huit cents à l'issue de la première série. Elle tente de deviner sur le visage de Micha ce qu'il leur réserve pour le plat principal.

Les nageurs et nageuses s'élancent en bon ordre et elle les suit, concentrée sur la sensation de ses membres qui s'équilibrent pour assurer son hydro-dynamisme et réduire les résistances à l'eau, source de fatigue et de ralentissement. Elle regarde sans se lasser les carreaux au fond du bassin, se réjouit chaque fois qu'elle dépasse la ligne des vingt cinq - plus que la moitié ! - et savoure les reflets de l'éclairage nocturne sur l'eau quand elle respire.

Les séries se succèdent. Vient la grosse épreuve de sprints mêlés d'endurance dans un neuf fois cent mètres, suivi d'un dix-huit fois cinquante mètres alternant crawl et spé. Ses muscles commencent à envoyer des signaux de douleur sous l'effort mais elle crie sous l'eau pour s'encourager, et ressent à chaque fois un regain d'énergie. Elle n'a quasiment pas de repos entre les séries et continue, dans un état second, d'accélérer toujours plus. Elle hyperventile, continue son décompte mental et pousse un soupir de soulagement à la fin du neuvième cent mètres. Une petite faiblesse au mollet lui intime l'ordre de s'hydrater pour éviter la crampe - elle se souvient du jour où elle avait fini le cinq fois deux cents sur les bras car ses jambes étaient hors service, un supplice. Elle lève le regard à la recherche des montagnes et des canards qui traversent le ciel, mais ne trouve rien qu'un lourd rideau d'encre.

Après cent mètres de récupération, elle se lance avec une joie féroce dans les cinquante, à la recherche de ses limites. Elle a toujours aimé se battre contre elle-même et abattre les chronos. C'est comme ça qu'elle a atteint les championnats de France. Plutôt que de se caler sur les chronos des autres et tomber à une ou deux secondes de ses perfs à cause de temps d'engagement trop optimistes dans les lignes voisines, un classique.

Elle dévore les mètres et trouve le second souffle, comme un réservoir bonus quand on a épuisé le premier. Elle se déchaîne et dépasse même Costanza, la Mexicaine titrée dans son pays qui lui jette un regard appréciateur. Les quatre derniers cinquante sont les plus difficiles, ceux qui testent les limites du mental et du physique. Myriam ne faiblit pas. Elle y engloutit ses pensées du jour, l'ennui du cours de maths, l'avertissement en philo, elle est devenue une torpille qui fonce vers son objectif. Ce que confirme le sourire de Micha à la fin de la série.

Le plus dur est passé. Plus que quelques départs plongés avant les étirements, la douche et le retour pour dîner, faire ses devoirs, dormir, et recommencer chaque jour jusqu'à samedi.