Noces en famille polygame
Toute histoire commence un jour, quelque part. C’est par un coup de file qu’un inconnu annonça à monsieur Pathé Camara l’admission au baccalauréat de son douzième enfant Doura Camara. Du haut de ses soixante ans, le vieux sursauta de là où il s’était accroupi avec son instrument d’ablution. Il cria de joie, puis se rassit. Après son petit exercice religieux, il tira doucement une peau de mouton, s’arrêta dessus et fit face vers l’est en soulevant ses deux grosses et nobles mains pour rentrer en contact avec son Créateur. A ce moment, trois de ses quatre épouses s'approchèrent pour annoncer la principale information du jour. Elles aussi furent informées par ce même inconnu au téléphone. Le vieux fit signe à ses épouses qu’il avait fini sa prière. Il prit un long chapelet blanc qu’il tenait avec sa main droite. Le chapelet tournait à mesure que le vieux prononçât quelque parole à basse voix.
-Doura a gagné à l’école fit Nein Mariama, la dernière épouse au rang polygamique.
Le vieux descendit de la véranda. Il considéra ses femmes un moment, et demanda :
Et Sira, pourquoi n’est-elle pas parmi vous ?
Seize heures avaient déjà sonné. D’ordinaire, deux des épouses du vieux (Nein Fatou et Nein Sira), après quelques heures passées au marché, revenaient à la maison, non pas pour prendre un peu de repos, mais pour rentrer en cuisine. Ces deux vielles femmes revenaient souvent de loin : elles avaient quitté leur maison, abandonnant leur sommeil au premier appel du muezzin. Qu’il eût plu ou neigé, elles devaient sortir. Elles se mettaient d’abord à marcher sur une distance de plus de quatre kilomètres avant d’arriver à la gare. De là, elles s’embarquaient dans un Magbana1 qui les déposait, lui aussi, à un kilomètre du grand marché de Matoto qu’elles devaient également rallier à pied. C’était là, en effet, qu’elles avaient de grandes marchandes, d’anciennes connaissances, qui leur donnaient de la marchandise, de petits bagages de tomates. Après qu’elles eurent pris avec plaidoyers ces petites marchandises, il fallait faire vite, accélérer pour assister, de l’autre côté, à l’ouverture très matinale du marché de Bondy, situé à quelques mètres seulement de leur concession. Ce retour était moins épuisant puisqu’elles revenaient à bord de taxis. Là aussi, un autre rude challenge était nécessaire : faire preuve d’une rapidité extrême afin de revendre très rapidement la marchandise ; prélever d’abord l’argent des marchandes de Matoto ; puis, avec le reste, s’acheter de quoi ramener à la maison où, au moindre retard, les enfants se tordraient cruellement de faim. C’est ainsi que ces deux braves femmes parvenaient chaque jour à nourrir leurs enfants. C’est ainsi, d’ailleurs, que toutes les femmes de Bondy et d’ailleurs arrivaient à maintenir cahin-caha le rituel de la cuisine dans les concessions, souvent avec un époux se prélassant en seigneur vénéré, et des enfants pour la plus part moins braves, moins dynamiques. Mais dans la grande famille du vieux Pathé, il y avait une particularité : chacune des quatre épouses avait sa propre cuisine, autonome. De facto, le vieux lui, recevait normalement quatre repas quotidiens. Cette histoire de cuisine séparée était-elle venue de l’incompréhension traditionnelle que pourrait occasionner les interminables disputes dans une famille polygame ? Non ! Ici, la cause en était autre. Lorsque, quelques années auparavant, le vieux Pathé était aisé ; lorsqu’il possédait une société de vente de véhicules ; lorsqu’il était dans l’autre maison, en plein centre-ville, qu’il avait revendue pour envoyer Alpha Oumar, son fils ainé en Occident... en ce moment-là, la cuisine fut unique et donnait du délicieux. Mais à présent, fatigué, vieilli, le vieux est resté sans emploi : tous ses projets avaient foiré, désespérément. Même Alpha Oumar, entamant sa cinquième année là-bas, n’avait pas pu éviter à la famille la drastique dislocation de sa cuisine commune.
Ce jour-là, Nein Sira n’était pas encore revenue du marché.
-Elle est toujours au marché, répondit Nein Fatou.
Le vieux Pathé avait déjà été informé qu’il venait d’avoir, pour la première fois de son histoire, un enfant qui serait à l’université dès l’an prochain. Il insinua alors :
-Doura ne révisait pas ses leçons. En plus, il n’était pas courageux cette année. Comment peut-il gagner ?
-Il a pourtant gagné, dit Nein Djouma.
Oui je comprends, fit le vieux. Je plaisante. Je le connais très bien. Je sais qu’il est brave.
Ensemble, les quatre femmes crièrent de joie. La famille venait d’avoir un futur étudiant. Ce que, jusque-là, aucun des autres enfants n’avait réussi. Tous avaient abandonné l’école devant l’œil très impuissant de leur père. Il ne restait que Doura et son frère cadet, Aboubakry, qui venait de passer son Brevet d’Etude du Premier Cycle, qui avaient gardé encore le goût de l’école. Mais cette joie commune donnant cette petite fête était vraiment sincère ? Pas sûr ! Le fait est qu’à chaque bonheur, à chaque bonne nouvelle accueillie en famille polygame, il ne fallait, pour être facilement considéré comme traitre, pas plus de commettre une imprudence t’empêchant de la savourer (obligatoirement), quelque que soit ton humeur. Dans ce genre de famille, les préjugés sont monnaie courante. Les plus engagés à « fêter » toutes les bonnes nouvelles, petites qu’elles fussent, étaient vus et considérés comme des gentils, dévoués pour la cause commune. A l’opposé, étaient considérés comme « ennemis de la solidarité familiale », ceux qui, sincèrement, eux, ne gaspillaient leur énergie que pour des nouvelles qui en valaient la peine. Ainsi sont alors constituées les « grandes familles ». Celle du vieux Pathé n’en faisait pas exception.
Quand alors ce fut une nouvelle (tout au moins grandiose) concernant Doura, la fête avait été très vite initiée par les trois autres Nènè de la famille, avant même que la principale concernée n’arrivât. C’était la meilleure façon d’éviter les procès d’intention. C’est ainsi, déjà informée, que Nein Sira aussi rallia le mouvement,. Elles firent toutes ensemble quelques minutes d’euphorie...
Bravo à lui, disait le vieux Pathé.
A peine qu’il eut terminé cette phrase, l’enfant prodige fit son entrée dans la concession. Avec un sourire inébranlable, il avança vers son père.
-Bravo petit, reprit son père. Tu es notre héros.
Par cela, les femmes comprirent la présence de leur champion. Elles se précipitèrent vers lui. Nein Mariama fut la première à toucher sa tête. Elles le soulevèrent avec des cris de joie. Sa mère, elle, demeurait toujours sans le moindre geste. Comblée de joie, deux grosses larmes coulèrent sur son étincèle visage. Elle regardait passionnément toute cette famille qui chantait et dansait à l’honneur de son enfant, de son Doura. Le petit s’approcha de sa maman qui essuyait ses larmes de joie.
Mère, j’ai gagné.
Oui fils, on a gagné, par la grâce de Dieu. On a réussi.
Oui mère. Dieu merci !
L’enfant et sa mère se regardaient. C’étaient des regards de communication, des regards hautement codés. Nein Sira parvint à faire comprendre à son fils toute la portée et tout le sens de sa réussite au sein d’une famille comme la leur. « Mon fils, songea-t-elle, tu nous as sauvés. Dieu nous a épargnés de la honte. Comment serait l’atmosphère dans un scénario inverse ? Ton succès est pour moi un grand soulagement, un vrai paradis terrestre. » L’enfant avait tout compris. Presque simultanément, il songeait aussi : « Oui mère. Tu seras toujours heureuse. Tu es l’artisane de mon succès. Dieu te protège ! » Mère et fils avaient ainsi magiquement et discrètement communiqué.
Dieu te bénisse, dit encore le vieux Pathé en souriant.
Doura courut et alla tomber dans les bras de son père. Ils se recueillirent un moment puis, avec fierté, l’enfant dit :
Merci père. Merci pour tout.
Dieu merci. Je ne te demande que ça, mon fils. Je n’attends de toi que du travail et de bons résultats. Il n’y a que toi et Aboubakry qui puissiez devenir pour moi des cadres de ce pays. Ce n’est pas pourtant moi qui vous ai inculqué le courage de poursuivre. Comme je vous ai déjà dit, moi je n’ai pas, comme vous, eu la chance de vivre longtemps avec mon père : je l’ai perdu quand j’avais seulement douze ans. C’est donc une énorme chance que vous avez. Saisissez-la. Profitez-en !
Oui, père.
Il considéra son enfant pendant un moment puis reprit :
-C’est déjà vraiment intéressant ce que tu as réussi à faire. Tu seras le premier de mes enfants à s’assoir sur les fauteuils des amphithéâtres de l’université. Il faudra que cela soit pour toi une source de motivation. Tu ne seras suivi dans cet élan que par ton jeune frère. Je n’ai aucunement pas le droit de l’avouer publiquement mais je crois vraiment que la docilité de votre mère à mon égard commence à porter ses fruits en vous, ses enfants. Bien que je l’eusse prise en tant que veuve, mais je peux témoigner devant Dieu et devant l’histoire de l’extraordinaire obéissance que votre maman m’a toujours témoignée. Jamais elle ne s’est montrée réticente à mes ordres ; jamais elle n’a commis d’erreur qu’elle n’eut corrigée par de gros signes de repentir. Tout cela, je crois, rentre évidemment en ligne de compte dans la réussite et le succès qui germent en vous, car il n’est point d’icônes ou de chefs dont les mères furent rebelles envers les pères. Selon l’Islam et notre tradition, les femmes, envers leurs maris, peuvent choisir les types d’enfants qu’elles désirent engendrer. C’est dire que, aussi, par son dévouement pour son mari, la femme peut favorablement jouer sur la chance de ses enfants ; et que, par son insolence, la femme peut négativement impacter sur le destin de ses enfants. C’est ainsi que c’est dit. D’ailleurs, l’Islam va jusqu’à conditionner le Paradis de la femme à son attitude envers son mari : soumission et obéissance religieuse. Alors je crois que votre maman a été et sera d’un grand apport dans votre futur.
-Oui, père.
Les autres avaient déjà quitté les lieux lorsque le vieux Pathé s’adressait à Doura. Nein Sira devait rentrer en cuisine pendant que les autres s’apprêtaient à se réunir distinctement autour de leurs repas peu distancés. Dans la chambre de Mody Pathé, trois plats avaient donc été acheminés en attendant le quatrième. Gentiment, il tendit un des plats à Doura qui sortit et s’assit à la véranda. Personne n’eut, ce jour-là, protesté contre l’offrande du père. Est-ce exceptionnellement parce que le bénéficiaire fut le champion ? Ou est-ce par simple morale ? Ou gentillesse ? C’est que, dans cette famille, tout était manœuvre politique. La concurrence était telle qu’on avait, malheureusement, fini par s’éloigner de la morale. Voir ses enfants au sommet, était tout ce qui comptait, quelques fussent les techniques. Il n’y avait que les tout petits qui ne comprenaient pas cette guerre froide multilatérale. Mais le vieux, lui, comprenait tout. Il avait même une vision futuriste sur chacun de ses enfants. Il avait même conçu une sorte de pyramide sur laquelle il a classé chaque « maison » de sa famille. Il savait que, par exemple, à cause de sa stérilité, Nein Mariama ne pouvait pas s’attendre à grand-chose dans l’héritage familial (les femmes stériles sont généralement mal traitées et mises à la touche dès après le décès de leur mari). C’est pour cela que son sort intriguait beaucoup le vieux. Des indiscrétions faisaient état de l’existence d’une parcelle de terre qu’il avait prédestinée à celle-là. Le vieux avait aussi, une décennie au paravent, envoyé chez les Toubabs, l’aîné de ses enfants, Alpha Oumar, le fils de Nein Djouma ; et à la même destination, cinq ans plutôt, Brahim, l’unique garçon de Nein Fatou, la deuxième épouse. Brahim Camara et Alpha Oumar Camara avaient séjourné respectivement treize et cinq années en Occident. Ils avaient tous été envoyé par l’héritage familial, mais aucun d’entre eux n’avait réussi à changer la donne : la famille demeurait dans la misère ; même la cuisine commune n’était pas revenue. Déçu alors par cette désillusion, le vieux comprit alors que la misère dans laquelle sa famille s’embourbait ne pouvait être chassée qu’en portant espoir sur ses « futurs cadres ». Il décida alors d’investir dans l’éducation de ses deux petits écoliers qui, eux, n’ont jamais bénéficié, ou du moins à la hauteur des deux autres, de la subvention de l’héritage pour aller chez les Toubabs ou faire autre chose. Mais ces deux petits-là, par leurs talents, nourrissaient de grands espoirs. Toute la famille le savait. Il arrivait même que certains regrettassent leurs liens maternels avec ceux qui ont utilisé l’héritage familial. Ces derniers n’arrêtaient guère de dire que ce fut une grosse erreur de la part du vieux d’avoir partagé si déséquilibrement sa fortune. Voilà maintenant que dans cette famille, seules deux « maisons » peuvent être accusées, par l’échec de leurs représentants, d’avoir utilisé l’héritage commun de toute une famille. Voilà que seules deux « maisons », peuvent être pointées du doigt comme responsables du pillage des ressources familiales ; et par voie de conséquence, donc responsables de la grande misère qui rongeait la famille. Oui ! Voilà maintenant que cette situation a créé une sorte de victime du partage inéquitable des biens du père commun : Nein Sira et ses trois enfants, les deux élèves et leur sœur Ramatoulaye. Ce qui avait naturellement créé un climat de tension et de méfiance au sein de la famille. Ceux qui s’estimaient être lésés prirent un élan de vengeance qu’ils entendaient exprimer par leur réussite personnelle, sans le moindre soutien de la famille.
Notre vengeance ne consistera pas à réclamer quoi que ce soit, leur disait tout le temps leur mère, Nein Sira. La seule vengeance possible dans le contexte actuel des choses consiste plutôt à se battre corps et âme, avec l’aide du Tout Puissant, pour réussir. Nous n’irons jamais en justice pour réclamer notre part de l’héritage. Si vous me comprenez, c’est en travaillant comme des fous que vous pourriez un jour fonder vos familles, construire des maisons. Ce n’est absolument pas en se fiant à une ironique et insignifiante part d’héritage. D’ailleurs, les hommes braves n’ont pas d’héritage à brandir. Ils exhibent leurs propres œuvres. Ils brandissent leurs propres avoirs dont personne ne pourrait revendiquer la propriété. C’est cela un vrai homme ! Alors oubliez rapidement ce partage et concentrez-vous sur vos études qui, elles, sont individuellement authentiques. Ainsi, Mâchâ Allah, vous réussirez. Dieu vous bénisse, tous !
Ce jour-là, après avoir découvert combien le succès imposait du respect et de la considération, Doura réalisa aussi que sa famille était assise sur des secrets. Son succès avait alors fait exhiber beaucoup de choses. C’est ce jour que le petit a compris que plus il se battait, plus il sauvait et honorait sa mère.