Nissa la Bella

J'habite la plus belle ville du monde, et croyez-moi, des villes en ce monde, j'en ai connu. De Londres à Paris, en passant par New York, Moscou, Rome, Le Caire ou La Havane, j'en ai vu vous dis-je.

Mais Nice, c'est un petit coin de paradis ; les aristocrates du monde entier l'avaient compris il y a déjà longtemps, eux qui venaient y hiberner tels des lézards sous les embruns vivifiants et ce soleil qui ragaillardissait leurs pauvres âmes refroidies.

N'avons-nous pas au cœur de la rue Longchamp la plus grande Église orthodoxe russe hors de Russie ?
La cathédrale Saint-Nicolas de Nice est en effet un monument historique classé, d'une grande beauté architecturale.

Qui n'a jamais entendu parler de l'hôtel Négresco ? Du vieux Nice et de son Cours Saleya avec son fameux marché aux fleurs ? Quels amateurs de jazz ou d'histoire n'ont jamais fait le lien entre les arènes romaines de Cimiez et le prestigieux festival qui résonne chaque année au mois de juillet des notes et des plus belles voix internationales prodiguées par les successeurs d'Ella Fitzgerald, de Stéphane Grappelli, d'Oscar Peterson, de Dizzy Gillespie et de Charlie Mingus entre autres ?
Car c'est à Nice et pas en Amérique qu'a vu le jour en 1948 le premier festival de jazz au monde !

Qui pourrait jurer en toute bonne foi tout ignorer de la célébrissime Promenade des Anglais, sentier terreux d'à peine deux mètres de large qu'avait construit au XIXe siècle la communauté britannique hivernante et devenu depuis une magnifique avenue qui longe le bord de mer sur sept kilomètres ?

Qui n'a jamais rêvé de participer au troisième plus grand carnaval au monde après Rio et Venise, prendre part à une bataille de fleurs et célébrer le Roi et ses chars aux mannequins costumés ?

Eh oui, j'habite ce carrefour de l'histoire, ce rendez-vous des arts et de la culture, le " pays nissart " situé entre mer et montagne, où la neige a le parfum du mimosa, et la mer la houleuse fierté corse mariée aux langueurs orientales, mélange d'épices et de miel.

Je travaille dans l'immobilier.

Je gagne bien ma vie.

J'ai un petit duplex sur les hauteurs de Nice.

L'hiver je skie à Isola, l'été j'ai un jet-ski avec lequel je me livre à ce que j'appelle du cabotage : je longe la côte tantôt vers Antibes, tantôt je cabote vers Monaco.

Passionné de sport, je fais mes dix kilomètres de jogging chaque matin,le plus souvent sur la Prom'. Je suis membre du golf Club de Mougins où je travaille mon swing quasiment toute l'année et où mon handicap oscille entre 4 et 5. Je fais trois fois par semaine mes vingt longueurs de bassin à la piscine Jean Bouin, mais surtout je joue au tennis tous les jours ; deux heures en moyenne.
Je fais des tournois régionaux, et je vaux bien mes 5/6...

J'ai une fiancée adorable, interne au CHU de Nice, qui hésite entre la neuro et l'ophtalmo... on verra bien.

L'homme heureux que j'étais rentrait ce soir-là d'une sortie à San Remo sur son vélo Look 785 Huez, lorsqu'il se mit à pleuvoir... violemment, rendant la visibilité presque nulle et la chaussée glissante.

À peine avais-je eu le temps de réaliser que le choc se produisit.

Je me réveillai deux mois plus tard dans un lit d'hôpital, les jambes raidies à jamais.

Après de longues semaines de rééducation où je ne songeais à rien qui eut à voir avec la rééducation en question, je retrouvai, assis sur un fauteuil, mon duplex que mes parents avaient aménagé en local pour handicapé.

La ville ou l'État, que sais-je, me firent bénéficier de toutes sortes d'aides à domicile.

Je ne sortais plus. J'avais la tête toujours vide et le foie toujours plein de whisky, sans parler de tous les paquets de cigarettes, peu importait la marque ou la couleur du tabac, qui servaient d'encens à mes deux petits temples pulmonaires, lesquels dans leur nouvelle zenitude se goudronnaient jour et nuit des méandres bleus qui tapissaient mes alvéoles.

J'avais rompu avec ma fiancée.

J'avais surtout rompu avec celui que j'avais été, et je n'avais aucune envie de lui trouver un remplaçant.

À la fin du mois de mai, je regardais les Internationaux de France à Roland Garros lorsque pour "meubler l'antenne", pensai-je sur l'instant, il y eut l'interview d'un joueur français. Un joueur en fauteuil roulant.

Deux jours après, David un moniteur niçois commençait à m'initier aux subtilités de ces fauteuils qu'on utilise pour taper dans la balle après deux rebonds.

Ce ne fut pas facile, loin de là, mais le déclic s'était produit.

Ma mère me fit cadeau de polos imprimés avec écrit en gros caractères NISSA LA BELLA.

J'acquérais deux nouvelles raquettes Babolat Pure Aéro, 300 grammes, que je fis tendre à 27/25.

Et je retournai à la piscine et à la salle de muscu.

C'est à cette période que je croisai la route de Camille Muffat et de Yannick Agnel, nos futurs champions olympiques niçois.

Ils m'insufflèrent un surplus d'énergie, ce petit plus qui allait m'aider à faire la différence.

Avec Camille, on parlait cuisine.

Tout y passait : la pissaladière, la socca, les beignets de fleurs de courgettes, les farcis, la daube, la salade niçoise et même le pan bagnat.

Avec Yannick, c'étaient plutôt les livres et les grands écrivains : il me récitait des poèmes d'Apollinaire qui avait fait une partie de ses études à Nice, tout comme Joseph Kessel ou Jean D'Ormesson ou encore Romain Gary. On évoquait les enfants du pays : Simone Veil, Louis Nucera, Le Clézio, les "adoptés" comme Modiano, Joyce, Gogol, Karr...

Je les regardais s'entraîner.

Dès que leur emploi du temps le leur permettait, ils venaient m'encourager.

Tous les matins, sur mon fauteuil de compet', je faisais mes dix kilomètres sur la Prom' . Mes bras et mon souffle puisaient au bord de la grande bleue la force et l'endurance qu'aucune ligne d'horizon n'aurait pu contraindre. J'avais retrouvé un corps et une âme.

En septembre, David m'inscrivit à mon premier tournoi.

Je fus éliminé en quarts après un match serré. J'apprenais.

Les tournois s'enchaînèrent.

Vêtu de mon polo imprimé, mes adversaires avaient fini par m'appeler "le Niçois".

C'est vêtu de NISSA LA BELLA, que je fis la une sportive de Nice Matin, brandissant mon premier trophée synonyme de première victoire dans un tournoi régional.

Je commençai à sillonner la France, allant de trophées en places d'honneur ; je fus bientôt classé dans les vingt meilleurs joueurs français.

Ma photo apparaissait dans les pages sportives des quotidiens régionaux.

J'étais fier de porter les couleurs de ma ville, ma ville qui était mon berceau et mon sponsor.

Un soir je reçus un courrier de la FFT : j'étais invité pour le prochain Roland Garros.

Cette fois, ce fut moi que France 2 interviewa après ma défaite en finale contre un Argentin beaucoup moins tendre que je ne l'étais, et surtout beaucoup plus roué.

Dans mon club de supporteurs se trouvait mon ex-fiancée.

Elle me fit un petit salut de la main. Mon coeur se serra.

L'année d'après, j'abordais Roland avec la place de numéro un Français.

Je retrouvai "mon Argentin", mais cette fois ce fut lui qui dut s'incliner.

J'eus droit aux unes de la presse hexagonale, ainsi qu'à quelques articles et photos dans la presse étrangère.

Chaque fois, c'est sous mon pseudo "le Niçois" qu'on parlait de moi, et que ce fussent sur les photos ou en interviews, j'arborais fièrement mon polo NISSA LA BELLA.

Cette année-là je parcourus le monde et terminais la saison numéro deux mondial.

C'est lors de ma participation aux Jeux paralympiques que ma mère me dit au téléphone que mon ex-fiancée s'était spécialisée en neuro-chirurgie, et que c'est elle, quelques années auparavant, qui avait eu l'idée de ces polos imprimés.

Je ramenai ma médaille d'or et mon titre de champion le coeur partagé entre allégresse et tristesse, lorsque je descendis de l'avion...

Elle était dans la foule des supporteurs.

Elle se pencha vers moi. Nous nous étreignîmes et pleurâmes.

Deux mois plus tard, nous sortîmes mari et femme de l'église du Port : tous deux portions sous un soleil niçois un polo blanc imprimé... VIVE LES MARIÉS.