𝘑𝘦 𝘯𝘦 𝘱𝘦𝘶𝘹 𝘱𝘢𝘴 𝘳𝘢𝘤𝘰𝘯𝘵𝘦𝘳 𝘥'𝘰𝘶̀ 𝘫𝘦 𝘷𝘪𝘦𝘯𝘴. 𝘑'𝘢𝘪 𝘵𝘰𝘶𝘵 𝘰𝘶𝘣𝘭𝘪𝘦́. Je crains de leur ressembler — à ceux qui n'ont plus goût à vivre et qui se jouent de la vie. Je crains de ne plus savoir ce qu'est l'amour. Je n'ai qu'un vide difforme en moi. Je le sais, je vis dans l'échec. Je ne sais plus ce que c'est que vivre... Et vous, comment vivez-vous ? Je veux apprendre aussi. Apprenez-moi, je vous en prie ! Et après... comment vivez-vous ?
Je n'éprouve aucun bonheur à me souvenir. Je nais, je travaille, je vis — puis tout recommence, comme un cycle sans fin. C'est ce jour-là que j'ai vu Dieu pour la première fois. Il était assis à mes côtés, lorsque j'ai enterré mon père. Je l'ai vu une seconde fois — c'est lui qui m'a mis la main sur l'épaule, c'est lui qui m'a levé. J'avais mal, j'ai refusé, je l'ai repoussé... Depuis ce jour, voilà des années que je n'ai plus vu Dieu. Ni lorsqu'est mort mon mari, ni lorsqu'est mort mon enfant... Peut-être même qu'à ma mort je ne le verrai pas.
Je crois,
sans savoir comment,
sans aller, avec lui, à l'église.
Dans un coin de ma tête, j'ai mon petit théâtre...
C'est ici, quelque part, que j'ai atterri...
Je ne sais plus qui j'étais. Je l'attendais pourtant depuis des années.
Comme un rituel, je lisais des poèmes sur la tombe de mon mari.
Je me vidais...
Je mange, cela fait des années déjà, cette terre badigeonnée de larmes salées.
Les larmes, c'est tout ce qu'il me reste, au moins elles ont un goût.
Mon enfant ne sait qu'une chose : il est abkhaze.
Il ne lit que les lettres que son père lui écrivait depuis la guerre...
Cela fait des années que nous avons changé de vie,
De mer, de montagne, de maison, d'amis...
Et de nous-même.
Je n'ai plus jamais revu, depuis l'Abkhazie, Dieu, rien que lui...
Je me suis éloignée de chez moi, sans me retourner. Il ne fallait pas qu'elle me revienne, vide. Aujourd'hui, peut-être vont-ils y vivre Valia et Vika. Et, tous les soirs, bourrés de vodka, la Abkhazie est à eux qu'ils hurlent. Je rêve encore de moi courant dans l'herbe haute des champs, le soleil au creux de ma paume brûlante. Là-bas, il chauffait autrement — comme s'il me reconnaissait. Ici, sur une autre terre, il est plus dur — indifférent. De mon balcon, l'odeur de la forêt passait — humide, résineuse. Petits, au matin, la vallée livrait sa brume blanche et cela enveloppait le village, comme grand-mère me couvrait d'un drap chaud... Aujourd'hui, c'est une cour nouvelle. Le noyer a été coupé. Le balcon est recouvert de planches. Les anciens sentiers, effacés, comme si l'on voulait supprimer ma mémoire comme si je n'y avais jamais été. Et mon enfance m'en veut... Je n'ai pas été juste avec cette enfant, avec la petite fille que je me suis laissée emporter. J'ai laissé ce morceau d'enfance entre ses mains.
Autrefois, la mer était différente, elle était tranquille, elle respirait lentement, comme si elle écoutait nos cœurs. Aujourd'hui, elle gronde, elle rugit, elle murmure une langue étrangère. Les arbres sur les pentes ne projettent plus d'ombre, ils ont été abattus, comme si nos peurs d'enfance avaient été emportées avec eux. En Abkhazie, aujourd'hui, le silence fait du bruit – ce silence qui ne nous appartient plus. Avant ma mort, je ne sais pas si ce sera Dieu, mais viendra l'Abkhazie. Ma maison avancera devant moi, comme un être vivant, elle respirera, elle m'entourera de ses bras, elle essuiera les larmes des yeux de mon enfance. Ce n'est qu'à ce moment-là que je trouverai la paix, quand disparaîtra le portrait triste de mon enfance.
La mère n'a plus de mémoire. Elle croit que nous sommes encore en Abkhazie. Je lui amène parfois une photo de mon enfance — et alors elle pleure, comme si elle avait voulu oublier ce que nous n'avons plus... Je suis devenue deux personnes. Quelqu'un est né en moi après l'Abkhazie. Ou bien, je me suis désagrégée de l'intérieur — et avec ces morceaux m'a-t-on reconstituée de l'intérieur, brisée, fissurée... Je regarde l'horloge à chaque fois. Je crois qu'à huit heures le train repartira une nouvelle fois... Lazare nous emmènera au lac Ritsa depuis l'école... Je ne me souviens presque de rien de mon âge adulte, mais chaque jour de mon enfance est en moi. Je suis encore une enfant abkhaze — c'est ainsi que ma mère m'imagine. Elle m'appelle parfois Nazlina... Ici m'a été donné le nom de Nazy. On a raccourci, supprimé, mis de côté... Quand nous avons déménagé, et que ma mère pour la première fois m'a appelée Nazlina j'ai eu honte... Je crois que j'avais honte car ici personne ne m'appelle ainsi. Ici je suis Nazy — évanescente, diminuée. En Abkhazie j'étais Nazlina — entière.
Pour ma mère, je suis restée Abkhaze... Quelque part, du côté du cœur, quand la nuit tombe. Je me trouve dans une pièce vide. Parfois, une chaise suffit, et l'on me lit une sentence. J'oublie le chemin du retour. 27 septembre 2003. Elle le sentait, c'est sûr. Je voyais son corps se figer, hier... Elle a rêvé de l'Abkhazie avant de mourir. Aujourd'hui Soukhoumi n'est plus. Et ma mère non plus. Nazlina est morte en moi. Avant de mourir, chaque soir avant de m'endormir, je lui faisais répéter : « Je ne peux pas dire d'où je viens, je ne me souviens plus. » Mais aujourd'hui au dernier souffle, elle m'a dit : « Ma Nazlina, je suis Abkhaze. »