Morpho menelaus

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je ne sais pas pourquoi, mais mon regard n'a pas pu se détacher d'elle. Lentement, cette porte s'était refermée, dans un silence assourdissant. Et moi j'étais resté là, figé sur place, comme hypnotisé par ce spectacle énigmatique. Elle était apparue soudainement, sortie de nulle part comme par enchantement. À vrai dire je ne savais pas très bien ce que je faisais ici moi non plus. Autour de moi tout était étrangement calme et paisible. J'avais l'impression de connaître l'endroit, sans réussir à me rappeler pourquoi. Je me trouvais dans une sorte de parc, à la croisée de quatre chemins chacun bordé de nombreux arbres et de fleurs de toutes sortes. Où donc aller ? C'est à ce moment que j'aperçus un ravissant papillon voler devant moi. Un morpho bleu, morpho menelaus. Je décidais de le suivre sur le sentier qui me paraissait d'ailleurs le plus fleuri. Je cru reconnaître quelques plans de pavots bleus de l'Himalaya, de lupins très colorés ou encore de lys des incas. Étrangement, ces noms résonnaient dans ma tête comme une évidence. Mon mystérieux compagnon volant m'amena vers un espace plus dégagé, où il se posa sur un banc déjà occupé par une jeune femme. Elle tenait dans ses mains un livre qui attira immédiatement mon regard : Des couleurs et des papillons. Je m'assis donc sur un banc de l'autre côté de l'allée, à quelques mètres d'elle. Ses longs cheveux châtains cachaient une partie de son visage, le reste étant couvert par une écharpe en laine rouge. Elle portait également un épais manteau beige et des gants blancs en cachemire, curieuse tenue pour un temps aussi ensoleillé. Elle finit par lever la tête et posa son livre sur le banc.
 
- Belle journée n'est-ce pas ?

Je ne sus pas quoi répondre. Même si je ne parvenais pas à distinguer son visage, sa silhouette me semblait vaguement familière.

- Excusez-moi mais... Nous connaissons-nous ?

Je crus apercevoir un sourire amusé se dessiner sur son visage. 

- Pas exactement non. 

Un silence gêné s'ensuivit, qui dura plusieurs secondes. Ce fut finalement elle qui reprit la parole.

- Il me semble me souvenir que tu aimes beaucoup les papillons ?

- Oui... Enfin je crois.

- Les fleurs également. Je ne connais personne qui en sache plus que toi dans ces domaines. Ce livre te plairait sûrement d'ailleurs. Peut-être un peu trop simple pour un expert comme toi, mais il est agréable à lire.

- Mais qui êtes-vous ?

- Pour l'instant je ne suis personne, mais il ne tient qu'à toi de changer cela. 

- Je ne comprends pas...

- Que fais-tu ici David ? Tu ne devrais pas être là.

David... Était-ce réellement mon nom ? Pourquoi l'avais-je oublié ?

- David, il faut que tu franchisses la porte. 

- Je suis en train de rêver, c'est ça ? Rien de tout ceci n'est réel.

- En es-tu sûr ? La réalité est affaire de perspective. 

C'est alors que la porte apparut de nouveau. En plein milieu du chemin, à quelques mètres de nous. La jeune femme se leva en laissant son livre sur le banc. Elle commença d'abord à marcher en direction de la porte, avant de se retourner vers moi. 

- Comme tu le sais j'aime beaucoup venir dans ce parc, sur ce banc en particulier. Cette fois-ci il ne faisait pas trop froid ! J'espère qu'un jour nous pourrons enfin nous rencontrer.

Et elle me sourit. Et pour la première fois j'aperçus ses yeux. Des yeux bleus comme un doux clair de lune, un regard qui donne envie de s'y perdre à tout jamais. Je sus alors que j'avais déjà contemplé ce regard par le passé, j'en étais certain. 
Elle disparut lentement en franchissant la porte, me laissant seul avec mes pensées. C'est alors que le petit morpho refit son apparition. Il se posa tout d'abord dans le creux de ma main, me laissant admirer la beauté de ses ailes bleues métalliques. Puis il prit son dernier envol afin de suivre la jeune femme à travers la porte. Le livre avait mystérieusement disparu sur le banc, et il me semblait également qu'il y avait moins d'arbres que tout à l'heure. Le moment était sans doute venu pour moi aussi de partir. De la porte entrouverte s'échappaient quelques chuchotements inaudibles, qui semblaient de moins en moins lointains à mesure que je m'approchais. Je comprenais à présent certains d'entre eux : David !
Étrangement, cette fois-ci je n'avais plus peur de pousser cette porte. Car au fond de moi, je savais qu'un jour ou l'autre, j'allais revoir cette jeune femme. Il fallait qu'on se rencontre...
Une lumière aveuglante m'envahit subitement, à travers laquelle je ne pus distinguer qu'un bref instant un homme en blouse bleue et ces mots : David, restez avec nous ! 
Puis j'ouvris enfin les yeux.
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