Toute histoire commence un jour, quelque part. Il le faut bien, au risque de mourir invisible.
-N’en as-tu pas marre de rester dans l’ombre ? D’être un sans histoire ? Ne veux-tu pas enfin écrire la tienne ? La vivre, la faire entendre et conter ?
Pendant qu’il parlait, mon vieil ami me regardait de son regard perçant. Bien que vêtu d’un simple polo et d’un jean, il avait un air de richesse qui ne pouvait passer inaperçu. Que ce soit le scintillement de son teint, la fraîcheur de son odeur ou la finesse de sa gestuelle, tout chez lui reflétait un air distingué que je ne lui avais pas connu.
Oui, cet homme riche que vous voyez avait été mon ami. Dans ce même bidonville miteux de Tobelet, nous avions été élevés. De chez nous, nous observions ces enfants de riches ayant pour seule préoccupation la prochaine boutique où ils iraient faire leur shopping ou le prochain restaurant où ils iraient consommer des plats beaucoup trop dispendieux pour leurs natures.
Mais aujourd’hui, mon vieil ami faisait partie de ces gens-là, de ces riches. Pendant que moi j’étais resté dans ce trou, lui avait évolué.
Comme pour constituer un rappel de ce grand fossé qu’il y a désormais entre nous, les luxueux meubles de son salon me narguent, me rappelant ma position de perdant.
-N’aie pas peur de ton choix ! Une fois la mission accomplie, nos gars t’appelleront.
Pendant qu’il parle, j’essaie en vain de retrouver sur son visage ne serait-ce que la plus infime trace de culpabilité. Comme s’il avait deviné mon intention, il éclate de rire.
-Tu ne trouveras pas ce que tu cherches...
Gêné d’avoir été pris sur le fait, je tente de nier mon intention.
-De quoi parles-tu ? Mais à peine ai-je prononcé ces mots que je me sens idiot. Ma question montre clairement que je sais qu’il m’a pris sur le fait.
Sans répondre, il se lève, se dirige vers la table basse, prend deux verres et y renverse du scotch. Pendant que je l’observe, je suis impressionné par les changements qui se sont opérés chez lui en seulement cinq années. Il était aussi maladroit que moi. Mais là, il semble si sûr de lui que cela en est impressionnant. Ce changement est-il aussi l’effet du sacrifice ?
Alors que je ne m’attends plus à une réponse de sa part, sa voix grave se fait entendre.
-Ma première fois, je l’ai fait aussi tu sais...Chercher la trace de culpabilité sur le visage de mon mentor. Mais comme toi, je ne l’ai pas vue. La culpabilité finit par disparaître à un moment, crois-moi ! Lorsque tu verras sur le visage de tes proches cette joie et cette reconnaissance de les avoir enfin fait sortir de la misère, cette culpabilité disparaitra !
Sans vraiment y croire, je hoche la tête et jette un coup d’œil à mon téléphone qui vient de clignoter. Une notification me signale un message reçu mais je suis trop stressé pour lire quoi que ce soit. Je le ferai plus tard. Je range donc mon téléphone et saisis le verre de scotch que mon vieil ami me tend. La brûlure du liquide réduit cette mauvaise sensation qui m’oppresse le cœur. Pendant que la chaleur du liquide se répand dans mon corps, les souvenirs de nos vieilles années d’amitié m’assaillent. Une scène en particulier, cinq années plus tôt me revient.
Nous venions d’être diplômés depuis une année. Mon ami et moi venions d’un entretien d’embauche. Nous avions sorti nos vêtements les mieux habillés. Vestes, cravates et souliers des occasions spéciales. Toute la nuit précédant cet entretien, nous nous étions préparés à répondre à toutes les questions potentielles des recruteurs. Mais, une fois sur le terrain, la réalité nous avait rattrapés. Le poste avait été donné au filleul du directeur, bien que l’entretien avait démontré que nous étions plus qualifiés.
Nous avions alors acheté une grosse bière à cinq cent francs afin d’y noyer notre colère.
Nous étions revenu dans notre bidonville et avions rejoint la maison en bois de mon ami. Assis sur sa vieille chaise de travail, je pensais à ce nième rejet pendant que lui, nous servait à boire. Lorsqu’il avait terminé, il m’avait tendu le vieux gobelet en plastique et m’avait dit avec une force et une rage que je ne lui avais jamais connu : « Je vais écrire mon histoire ! Je vais devenir riche ! A tout prix ! ».
J’avais rigolé à son affirmation mais une semaine plus tard, il m’annonçait qu’il quittait le quartier. Ce que j’avais pris pour une blague était apparemment une déclaration sérieuse. Il disait partir pour construire son histoire. Il m’avait alors demandé de venir avec lui mais j’avais estimé son projet trop fou et improbable. D’ailleurs, il n’avait aucun projet défini ! Il disait juste sans plus de détails qu’il partait « à la chasse de la gloire à tout prix !».
Pourquoi serais-je allé avec lui dans une aventure incertaine alors que je venais d’être fraîchement diplômé ? D’accord...Nous avions trimé pendant un bon moment. Mais j’avais confiance ! J’avais foi en mon diplôme et j’estimais qu’il me permettrait bientôt de faire sortir ma famille de la pauvreté ; d’autant plus que je faisais partie des meilleurs étudiants de ma promotion. Nous étions juste dans un moment de crise ! Les choses finiraient par s’améliorer...
Mais, petit à petit, ma foi avait muté en désespoir lorsque mon cœur et mon esprit avaient dû accepter la trahison du système. Ce diplôme pour lequel j’avais sacrifié tant de choses ne représentait finalement qu’un bout de papier sans valeur pour le sans expérience ni réseau que j’étais.
C’est ainsi que je m’étais retrouvé à exercer ce petit métier qui aujourd’hui m’aide à peine à apporter le pain chez moi : maître de maison ! J’avais été formé pour gérer des entreprises. Mais j’étais désormais payé des miettes pour faire comprendre aux enfants d’un riche directeur d’entreprise les cours que les enseignants de leurs écoles onéreuses s’étaient pourtant évertués à leur expliquer.
- As-tu réfléchi à ce que tu feras de ta fortune future ?
La question de mon ami me poussa à refermer mes pensées douloureuses dans un coin de mon esprit.
-La première des choses sera de quitter Tobelet je pense !
Devant l’évidence de cette déclaration, mon ami et moi éclatons de rire.
Je prendrai une maison dans l’un de ces quartiers luxueux et je changerai la vie des membres de ma famille ! J’offrirai à ma mère la richesse. Mon petit-frère ira désormais dans les meilleures écoles ! Quant à ma sœur, elle ira dans les meilleures universités de ce monde ! Ma Sarah chérie...Elle fait ma fierté.
Depuis l’école primaire, elle a toujours été la meilleure de sa classe. Cette année, elle a obtenu son baccalauréat. Je m’inquiétais de son orientation à l’université mais maintenant, la question est toute réglée.
La sonnerie de ma messagerie retentit à nouveau mais je l’ignore.
J’ai d’autres préoccupations actuellement. Je veux savoir si les agents ont réussi. C’est tout ce qui pourra m’aider à extraire cette boule que j’ai dans la gorge.
D’après mon ami, ils n’échouent jamais. Ce sont les mêmes qui se chargent de ses sacrifices.
Tout ce que vous avez à faire, c’est de leur donner les informations sur votre cible. Ensuite, eux se chargent de l’enlèvement et de la collecte du sang dont vous avez besoin pour le sacrifice.
Ce sont des professionnels qui sont organisés en entreprise secrète.
Avant de prendre ma décision, je n’aurais jamais cru que pareille entreprise existait. Pourtant, c’est le cas ! Commanditer la mort de quelqu’un devient aussi simple que commander à manger dans un restaurant. Si je n’avais pas été moi-même l’auteur de cet ordre, j’aurais été dépité et horrifié.
Pour mon sacrifice, il m’a été demandé de choisir une personne. Une jeune fille dans la fleur de l’âge ayant l’avenir devant elle. Ainsi, ma gloire serait pérenne ! Mais, il fallait que ce soit une connaissance et non une inconnue ; afin que le sacrifice soit agréé.
Après avoir réfléchi à la question avec mon ami, j’avais alors choisi Mélina, mon élève. Les deux seules personnes dans mon entourage qui remplissaient les critères établis étaient Mélina et Sarah. Le choix était donc déjà tout fait !
Connaissant le fonctionnement de cette famille, j’avais pu fournir aux agents des informations qui devraient leur permettre de réussir leur mission.
D’une oreille distraite, j’écoute mon ami me raconter comment sa vie avait changé lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit. Ce sont eux !
Tout frénétique, j’appuie sur le bouton vert et attend leur mot :
-C’est ok. Nous l’avons. Etes-vous sûr pour le sacrifice ?
Une petite voix intérieure me dit d’annuler l’opération mais je la rejette et réponds par l’affirmative.
-Allez-y !
-C’est bien noté !
Après ces trois mots, ils mettent fin à l’appel.
Cela signifie qu’ils vont maintenant tuer ma cible. Mon sacrifice est effectif ! Il me faudra maintenant récupérer le sang collecté pour le rituel.
Un sentiment bizarre de joie et de soulagement enfle mon cœur. Quelqu’un a perdu son enfant. Certes...Mais je n’arrive pas à ressentir de la peine pour cette personne !
Je me suis déjà fait à l’idée qu’il s’agit d’un mal pour un bien. Quand mon ami m’a parlé de ce qu’il avait fait pour réussir, j’ai presque vomi d’horreur le contenu de mon estomac. Ensuite, l’idée a commencé à germer dans mon esprit. J’ai commencé à voir tout ce que cela pourrait changer dans ma vie. Mais surtout, dans celle de mes proches. Dans mon esprit, j’ai fait le deuil de Mélina depuis longtemps. Je n’arrive donc plus à ressentir ni pitié, ni regrets.
D’accord, je connais sa famille. Mais qui sont-ils réellement pour moi ? Je connais son père. Mais a-t-il déjà fait quelque chose pour moi ? Il est directeur d’une société. Mais a-t-il déjà cherché à savoir pourquoi je me cantonnais au métier de maître de maison ? Non ! Alors pourquoi aurais-je de la compassion pour lui ? Mélina, sa fille, la défunte, était une adorable adolescente mais il le fallait. Je l’ai fait pour ma famille ! Je ne le regrette pas.
C’est donc avec la certitude d’une vie meilleure que je quitte la maison de mon ami. Il est exactement dix-huit heures lorsque je pars. Pourtant, le ciel a l’air encore éclairé. L’air est subitement devenu plus frais. Je me sens plus léger.
La nuit est tombée lorsque j’arrive au quartier. Sur le chemin, je rencontre plusieurs personnes qui me saluent sans arriver à me regarder dans les yeux; ce qui est inhabituel. C’est à croire que le sacrifice fait déjà des effets ! Le rituel n’a même pas encore été effectué que je sens déjà mon pouvoir naître.
Lorsque j’arrive devant ma cour, plusieurs bruits à l’intérieur me parviennent. Un grand monde y est attroupé. Un moment, une idée stupide me vient en tête. Serait-ce la police ? Sauraient-ils ce que j’ai fait ? Mais très vite, je rejette cette idée beaucoup trop folle pour être vraie. Comment pourraient-ils savoir ?
Les gens chuchotent à mon passage mais j’ai du mal à comprendre ce qu’ils disent. Cette atmosphère commence à créer une gêne dans mon cœur.
Tout d’un coup, les gens qui me bloquaient la vue se dispersent, présentant à mes yeux une scène qui me glace le sang. Assise à même le sol, ma mère pleure et crie en s’arrachant les cheveux !
« Boum ! »
C’est le bruit que vient de faire mon cœur pendant que mes membres se ramollissent.
Que se passe-t-il ?
Voyant que personne ne me répond, je me rends compte que ma voix n’a pas porté.
-Que se passe-t-il ? Je répète à nouveau, plus audiblement cette fois !
Ma mère qui jusque-là pleurait, lève finalement vers moi des yeux pleins de colère et de ressentis.
-Où étais-tu ? Elle hurle tellement que mes oreilles en sont engourdies.
-Où étais-tu quand on essayait de te joindre ? Crie-t-elle plus fort.
Les messages non lus...
Les doigts tremblants, je fourre ma main dans la poche de mon pantalon et en fait sortir mon téléphone que j’avais éteint après l’appel des agents.
A peine s’est-il allumé qu’il se met à crépiter incessamment.
Maman – 14h04 : « Il y a une bonne nouvelle mon fils ! Rappelle-moi ! »
Maman – 17h12 « Où es-tu Karim ? Où es-tu ? Un drame a eu lieu ! »
J’ai plusieurs appels manqués. De ma mère...Mais aussi de...du père de Mélina...
Je ne sais pas ce qui se passe ici mais une chose est sûre, quelque chose cloche.
Mes yeux reviennent vers ma mère dont les yeux sont injectés de sang et de larmes. Ce qui n’est pas fait pour calmer le mauvais pressentiment qui commence à naître en moi.
-Quelqu’un va-t-il me dire ce qui se passe ici ? Je hurle tellement fort que le monsieur à côté de moi sursaute.
Mais personne n’ose parler jusqu’à ce que quelqu’un me tapote de dos.
-Karim, il faut que tu sois fort.
Cette voix...Je me retourne précipitamment pour que mes yeux croisent ceux de mon patron...Enfin...Le père de mon élève. Que fait-il ici ? N’est-il pas censé être en train de pleurer sa fille ?
Mais comment puis-je lui demander cela ?
-Sois fort Karim...Répète-t-il à nouveau.
Me dégageant violemment, je le repousse et m’éloigne de lui pour que mes yeux tombent sur une Mélina en larmes. Attendez...Une Mélina ? Que fait-elle là ? N’est-elle pas censée être morte ?
-Que fais-tu là ? Que faites-vous tous là ?
-Karim...Ta petite-sœur...
- ?
-Sarah...Sarah était avec Mélina lorsque...Lorsque des hommes ont essayé de les enlever...Mélina a pu fuir mais pas Sarah...Sarah...Oh Seigneur Sarah est morte ! Elle a perdu la vie...Son corps a été retrouvé par la police.
La suite est comme floue à mes oreilles.
Sarah est quoi ?
Les gens continuent de parler mais je ne les entends plus. Tout devient flou. « Qu’ai-je fait ? Bon DIEU ! » Je n’arrive plus à respirer...
En donnant mon agrément, c’est donc ma propre sœur que je tuais ? Mon bébé ?
Les gens autour de moi me regardent comme s’ils attendaient de moi que je dise quelque chose. Que puis-je dire ? Que suis-je censé dire dans de telles circonstances ? J’ai tué ma sœur !
Je repousse tout le monde et sors de la maison en courant pendant que les murmures des gens me reviennent :
-La vie est injuste...La pauvre petite ! Maintenant que son avenir se traçait ! L’élève de son frère avait parlé de sa situation à son père qui avait décidé de prendre en charge ses études. Elle était allée chez lui pour parler de l’affaire et en revenait lorsque le drame est survenu ! L’homme avait même décidé d’aider Karim...
Oh mon Dieu !
Je cherchais la gloire. J’étais prêt à verser le sang d’autrui mais le mien a été versé. Je n’avais pas pensé à la douleur que l’autre aurait pu ressentir. Mais une chose est sûre, la douleur qui est mienne est indicible. J’ai l’impression que tous les muscles de mon cœur et de mon corps ont été brisés de manière simultanée.
Mon vieil ami...
Il paiera. Ils paieront tous ! Je les ferai tous arrêter, je les ferai tous condamnés !
Je cherchais la gloire, mais j’ai perdu ma sœur.
Toute histoire commence un jour quelque part...Disait mon vieil ami. Mais il avait tort. Certains doivent vivre sans histoire car le prix à payer est souvent trop grand.
« Je te dirai comment je suis devenu riche. Mais seras-tu prêt à faire ce qu’il faut Karim ? » J’aurais préféré ne jamais entendre cette question ! Ne jamais avoir rencontré Edouard...Mon vieil ami.