Mon instruction

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. » ; Voilà comment se conclut le tourment de mes longs monologues au bord de la mer. Mais je préférais laisser mes pensées en suspens d'abord parce que bien trop noires à mon goût, puis, car trop bruyantes pour profiter du son des vagues et du calme que j'avais réussi à créer de moi-même... Moi-même ? Oui car maintenant j'étais bien seul, pas parce je le voulais mais car on m'a laissé.
Quand on vous dit constamment que vous êtes bizarre et que vous faites tout de travers, vous finirez vous aussi par croire qu'effectivement vous n'êtes point de grande valeur. Bien sûr cela me faisait mal d'avouer que ma différence était source de troubles où que j'aille et surtout pour ma famille. Celle-ci était composée de mon père, mon grand frère et moi, ma mère nous ayant quitté il y a déjà trois ans de cela pour rejoindre la population des cieux comme le disaient si bien nos croyances.
Nous, population de la terre, sommes contraints à de durs labeurs pour avoir de quoi manger le soir. Ma tâche du jour consistait à faire l'inventaire de tout ce qui se trouvait dans notre grenier, à croire que mon père espérait trouver de l'or dedans pour ne plus avoir à travailler du tout. Aussi bien que je me souvienne, l'argent était un si grand problème pour nous mais cela n'empêchait guère notre petit trio de profiter des petites choses simples de la vie : le bonjour du matin, le réconfort de la prière, l'engouement de se réunir tous ensemble autour d'un dîner bien mérité le soir et bien d'autres encore...
La petite ville où je vivais se situait au bord de la mer. Un avantage de plus pour nous les « pauvres » qui n'avaient plus besoin de parcourir des kilomètres pour atteindre le bleu azur de l'océan, mon endroit préféré de tous. On pouvait s'y balader aisément, tromper nos pieds dans l'eau, construire des châteaux de sable, observer les crabes... Mais j'avais foi qu'un jour mon quotidien ne change de tout au tout... Et ce jour arriva bien plus vite que je ne l'aurai cru.
En ce mois de Septembre, le grand brouhaha régnant dans le centre-ville réveilla la curiosité des habitants du voisinage. Mon frère et moi sommes allés y jeter un coup d'œil de bon matin. De loin, on put simplement voir les écriteaux : Saint Pérez sur le devant d'un grand bâtiment en pleine rénovation. Il n'y avait vraiment rien de bien extraordinaire : ses murs partiellement en brique n'avaient pas encore été peints et les fenêtres étaient encore en mauvais état, j'avais peur que celles-ci ne tombent à un moment donné. Ma curiosité se tut d'un coup en voyant le spectacle. Plus tard, Je sus que « Saint Pérez » était en fait une nouvelle école bâtie à la demande de la commune. Personnellement, j'avais des doutes qu'il m'était nécessaire d'aller à l'école, cela me suffisait amplement que mon père m'ait appris tout ce qu'il savait. Ecrire, lire et calculer étaient les seules choses qui me servaient au quotidien.
Les jours suivants, c'était comme si une nouvelle mode apparut dans notre ville : l'instruction. Tous les matins, je voyais des jeunes s'agglutiner autour de la nouvelle bâtisse pour ensuite y entrer et n'en sortir qu'à l'heure du déjeuner. Je trouvais cela tellement frustrant de ne pas comprendre leur amour pour l'école, j'étais si avide de réponses que le soir même, je voulus faire taire mes interrogations.
- « A quoi ça sert l'école ? », demandai-je
- « Je n'y suis jamais encore allé », me répondit mon père. « je ne sais pas »
- « Mes potes m'ont dit qu'ils y apprenaient à écrire des mots difficiles, à faire des opérations de calcul et aussi l'anglais », cita mon frère « Pourquoi tu demandes ? Tu veux y aller toi aussi ? »
- « j'aimerais juste savoir qu'est-ce qu'il y a de si intéressant dans une école. » Ma phrase mit un terme à la conversation.
C'est ainsi que je fus sur ce banc d'école, ce banc dur qui me faisait mal aux fesses. On me nommait le Nouveau et mes camarades de classe me m'étaient étrangement mal à l'aise. Ils me regardaient, me sondaient de leurs yeux à la fois curieux et moqueurs ; A ce moment-là, je voulais juste rentrer chez moi et ne plus jamais revenir dans cette salle de classe. L'arrivée du maître me ravit presque même, il commença par se présenter, puis, dans le silence, la leçon commença. Je n'y comprenais vraiment rien, j'avais vraiment du mal à suivre le rythme des autres de mon âge et cela me désespérait. Mes camarades ne retenaient pas leur rire à chaque fois que je fautais. Et le maître ne faisait qu'empirer les choses en me posant à tout bout de champ des questions pour me « mettre dans le bain ».
Ce soir-là, j'avais eu beau me dire que j'avais appris de nouvelles choses, mon cœur restait encore noir de tristesse et de honte. Oui c'est ça, j'avais honte, honte de toutes les choses que je ne savais pas, honte de ne pas être comme les autres élèves de ma classe et honte d'être si peu instruit. Pourtant, je n'avais jamais ressenti cela. Avant, j'étais satisfait de mon savoir : j'arrivais à lire les lettres que m'envoyaient mes amis, à écrire les paroles de mes chansons préférées, à calculer la monnaie... Mais cela ne suffisait donc pas ? Il y avait plus, tellement plus. Comment ai-je pu être heureux avec si peu dans la tête ?
« La plus grande erreur est d'abandonner », ce sont ces paroles qui me donnèrent le courage de revenir à l'école le lendemain et les jours qui suivirent. Je me fis souffrance pour ne pas éclater en sanglots devant toute la classe lorsque notre maître me demanda de faire une soustraction au tableau. J'avais des difficultés avec ce type d'opération, surtout si c'était avec des grands nombres. Je fautai et ce ne fut sans surprise que les autres riaient de mon incapacité. Encore une journée d' « enfer » ! Je commençais un peu à perdre patience, étais-je cancre ?
A chacun de mes mal-êtres, je me plaisais à trouver refuge sur les massifs rochers de la plage pour observer les vagues onduler d'une manière chronique et uniforme. Cela m'apaisait de voir qu'il y avait encore du beau ailleurs. Le monde ne s'arrêtait définitivement pas qu'aux exercices scolaires, il était si vaste qu'il ne s'arrêtait pas juste sur l'océan, il y avait encore des milliers et des milliers de kilomètres qui le constituait ; l'horizon n'était que la limite de ce que je pouvais voir et plus loin, j'en étais sûr, se tenait quelqu'un qui comme moi se torturait l'esprit à comprendre l'incompris...
« Tu es trop lent », «  Ce n'est pas la bonne méthode », « Pense un peu à tes camarades qui doivent attendre sur toi », « Ne sois pas aussi bête », ces mots de la part de mon maître me poignardaient le cœur à chaque fois que j'y pensais. D'ailleurs, pourquoi l'appelai-je maître cet homme qui se voulait m'instruire mais au final me torturait soit verbalement soit en me tapant les doigts avec sa règle en bois ? Lui aussi peut-être perdait patience. J'étais si peiné de cette situation, je me sentais être le seul retardataire. Ma famille m'aidait comme elle le pouvait mais je savais qu'il valait mieux laisser les adultes résoudre leurs problèmes d'adultes comme les factures et les impôts. En effet, Je qualifiais mes problèmes d'enfantins car je n'étais qu'un enfant, un enfant qui devait progresser de ses propres ressources afin de grandir plus mature. J'ai ainsi appris à rester de marbre face à tant de critique et à tant d'animosité. Au fond, je savais que j'allais apprendre de ces choses, j'allais être fier de mes moindres progrès. Je n'avais pas besoin d'être comparé aux autres de mon âge. Chacun son rythme, chacun sa perception des choses.
Je me retrouvais alors pour la énième fois sur ce banc d'école. Je n'avais pas peur, je me faisais confiance et j'étais des plus prêts à affronter cette nouvelle journée. Le ciel s'ouvrait pour moi, il faisait beau et il ne restait plus que moi, l'isolé de ma classe, pour faire de ce jour un grand pas pour la connaissance.