Mon Agathe

Qu'est-ce qu'un héritage ? A quoi tient une vie passée ? A des souvenirs oubliés, des photos délavées, une place vide sous le pommier.
Et pourtant, tant d'esprits se sont effacés, tant de pensées ayant existé, perdues à jamais.
 
Mais les mots restent, les mots écrits, les textes jetés sur le papier, les soirs d'hiver, les soirs d'été, tout seul ou entouré. Et c'est ce que je veux raconter, la trace d'une vie oubliée, et que j'ai retrouvée.
 Comment me suis-je retrouvé là ? Je ne sais pas, un instinct peut être, l'intuition sûrement. Toujours est-il que j'étais là, un soir, peu importe le jour, debout au milieu de mon grenier, à observer les bibelots démodés et la poussière accumulés.
Tout dans cette pièce avait une odeur de temps passé, chaque carton, chaque meuble pouvait raconter une histoire, à qui voulait bien l'écouter.
 
Mes pas soulevaient des nuages épais, autant de fantômes qui m'observaient, entrant sans permission dans leur antre encombrée. C'est ici que je l'ai trouvée, dépassant d'un tiroir, un petit bout de blancheur au milieu du noir qui m'entoure. Tel un signal lumineux, un phare une nuit de brume, guidant les âmes égarées. Je me suis assis, teintant de gris mon pyjama bleu et je l'ai lue. Je ne savais pas ce que c'était, je ne savais pas qui l'avait écrite mais je l'ai lue.
 
             « Mon Agathe, ma douce, ma lumière.  
Je t'écris ici dans un boyau, dans le noir de la nuit qui commence à arriver. J'ai peur. J'ai vraiment peur et il serait stupide de le nier. Je suis assis dans la boue, j'ai les pieds dans l'eau et la tête dans la nuit. La nuit la plus complète, la plus noire que tu puisses imaginer mon Agathe.
 
Tout est noir et les seules tâches de couleur sont les lettres que je reçois de toi. Je ne comprends plus, je ne sais pas si j'ai un jour compris. Autour de moi la terre gronde, le ciel hurle mais le bruit le plus insupportable, mon Agathe, c'est le silence. Le silence avant l'assaut, le silence de ceux qui ont peur et le silence d'après, le silence des morts.
 
Ici nous sommes tous en sursis et le juge est impitoyable. Sous les bombes, tous sont égaux, les différences n'existent plus, un pas à côté, un pas devant, un pas derrière, rien n'y change. Les missiles n'ont pas d'yeux et pas d'oreilles et tuent sans compassion.
Combien aujourd'hui sont encore tombés ? Et demain ? Et hier ? Rien ne dit que ce ne sera pas mon tour demain. Mais je t'aime, je t'aime mon Agathe, et la lumière de cet amour saura me guider hors de cet enfer.
             August »
 
   Je pleure. La lettre est constellée de points translucides. Je pleure, seul, au milieu des fantômes du passé, maintenant rendormis, apaisés peut-être. Je pleure parce que c'est beau, je pleure parce que c'est triste et surtout je pleure parce que c'est vrai. Et qu'aucun de mes livres d'histoire ne m'avait jamais aussi bien montré la guerre que cette lettre.
 
August était mon arrière-arrière grand-père. Il a combattu lors de la première guerre mondiale et a réussi à rejoindre sa femme, Agathe, à la fin de la guerre.
 
Je me lève, je retraverse la pièce, la main toujours serrée sur la lettre d'August, les yeux rouges, le cœur battant. Mais je suis heureux. Heureux d'avoir lu ces lignes. Heureux de m'être, ne serait-ce qu'un instant, glissé dans la peau de cet homme. Heureux car je sais, qu'a partir d'aujourd'hui, la pensée de cet homme m'accompagnera partout. Heureux car je sais qu'aujourd'hui, l'héritage d'August s'est perpétué un peu en moi.
 
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