Moi, je me souviens de toi

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. M'as-tu reconnu ?
 
Tu sortais du métro alors que je m'y engouffrais, je me suis retourné pour te suivre du regard. Tu as poursuivi ton chemin, mais je sais que tu m'as aperçu du coin de l'oeil. Je crois que tu ne t'es pas rappelé, ou que tu n'as pas voulu te rappeler de moi. Je comprends, c'est douloureux de se replonger dans les scènes de notre passé. Du moment qu'on se laisse prendre, elles défilent sous nos yeux, comme un vieux film projeté en accéléré, impossible de se débattre, on est entrainés jusqu'au magma originel des secrets refoulés et des promesses naïves. Il m'arrive d'être triste en réalisant à quel point je ne suis plus la même personne que celle qui a vécu ces souvenirs.
 
Que deviens-tu depuis ces années que tu ne m'adresses plus la parole ? Il m'a suffit de t'observer une fraction de seconde pour comprendre que la vie t'a usée par mille coupures. À l'adolescence, tu traversais tes jours comme un combat, tu existais bruyamment, sans compromis, avec une beauté rayonnante et une force incoercible. Déjà à l'époque, tu attirais le malheur. J'avais l'impression parfois que tu le recherchais par défi, juste pour montrer que rien ne saurait t'abattre. À côté de toi, il était impossible de ne pas se sentir fort. Moi qui titubais à peine en dehors de l'enfance, je n'ai pu m'empêcher de vouloir être proche de toi. Nous avions de ces amitiés qui se passent de mots, notre lien semblait naturel et destiné à se poursuivre pour toujours. Je repense à ces soirées d'hiver passées dans ton sous-sol à boire, à écouter Nirvana, à tenter d'écrire un roman à quatre mains, puis à me laisser observer sans gêne ton corps pubère. J'ai vécu la violence des premiers désirs avec toi, j'ai cru longtemps t'aimer, mais je n'avais pas encore compris...
 
L'amour se nettoie entre les cuisses puis s'oublie, les passions les plus fortes ne résistent pas à l'inertie de devenir adulte. Tu ne me l'as jamais dit, mais, un jour, j'ai bien senti que tu savais comme moi que le meilleur de nous deux était passé, l'affection que nous nous portions avait filé entre nos doigts sans que l'on s'en rende compte. Je te sentais fatiguée de tous les coups que t'assénaient le monde, pourtant tu continuais à prendre toutes les mauvaises décisions, comme si tu étais incapable de te concevoir sans épreuves. Quelques temps, nous avons essayé de jouer la comédie, de prétendre que nous pouvions encore être amis. Mais la distance, le mensonge et les petites trahisons ont fait que tu as fini par me détester. Nous étions incapables de continuer à nous voir sans repenser à quand nous représentions tellement plus l'un pour l'autre.
 
Aujourd'hui, en l'espace d'une minute, tu es passée à côté de moi comme une inconnue et tu as disparu dans une rame à l'autre bout de la station. Les portes se sont refermées, mon train a repris son trajet. Arrivé chez moi, j'ai regardé une image de nous à quatorze ans. J'ai constaté à quel point tu as changé, mais il te reste encore quelques similitudes avec la jeune fille étincelante sur le cliché. Par contre, en comparant le garçon photographié à tes côtés et mon reflet dans le miroir, je ne me suis pas reconnu du tout.
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