Messagère d’amour

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« Si vous embrassez la grenouille, aujourd'hui 14 février à 19 heures précises, quelqu'un va sonner à votre porte. Ce sera votre Prince Charmant. »

Lorsqu'elle a ouvert le petit colis tout à l'heure vers 17 heures et qu'elle y a découvert le crapaud, elle a d'abord eu un mouvement de dégoût, puis, passés la surprise et l'étonnement, une phase de doute et d'angoisse. Elle y croit depuis toujours, elle, au Prince Charmant. Et au baiser d'amour véritable. Autrement elle aurait relâché la bestiole vite fait. Mais le jour de la Saint-Valentin, recevoir ce genre de missive, ça la laisse songeuse. Elle a installé le batracien dans une sorte de bocal humide mine de rien, elle est allée vérifier sa tête dans la salle de bain. On ne sait jamais...

« A 19 heures précises aujourd'hui, 14 février, allez sonner au 26 rue des Plantes. Préparez-vous à être accueilli comme un Prince, soyez charmant ! »

Quand il a trouvé le message glissé sous sa porte, il a tout de suite pensé à une mauvaise blague. Il a vite ouvert sur le palier pour vérifier si la personne porteuse du message n'était pas encore dans les parages. Juste rentré, il s'est demandé qui avait pu être assez rapide pour faire atterrir l'enveloppe chez lui sans qu'il ne remarque rien. Amusé, intrigué, et finalement sérieusement titillé par la curiosité, il a cherché mentalement qui pouvait bien résider au 26 rue des Plantes. Il n'en sait fichtre rien. Et il se trouve ridicule au plus haut point, ne serait-ce que de commencer à y penser. Comme s'il allait se présenter à une adresse inconnue – certes pas loin, mais inconnue quand même –, et sonner comme un imbécile !

18h30

Elle tourne autour du bocal comme un poisson pilote. Elle le regarde d'un air circonspect. Elle se demande un instant si la peau du crapaud est venimeuse. Et chasse cette idée d'un revers de la main. Et puis quoi encore ! Non mais n'importe quoi... !

Il a pris une sacrée douche pour se remettre les idées en place. Rasé de frais et bichonné. Pour sortir. Oui, quoi ? On a bien le droit de sortir tout de même ! Et si ses pas le mènent au 26 rue des Plantes et bien quoi ? Et alors ? Prince du désert amoureux oui !

18h45

Une retouche de maquillage ? Et juste après, elle est morte de honte et de rire de se pomponner pour embrasser une grenouille. Ma pauvre fille. Vraiment nase. Et nouille. Et seule au final. Et folle un peu aussi.

Il est devant son placard à se demander si une cravate ce serait bien pour être « accueilli comme un Prince ».

18h55

Le bocal est sur l'îlot central de sa cuisine à elle. Elle caresse doucettement le dos de la grenouille, qui lève vers elle des yeux de crapaud pleins d'amour. Et si quelqu'un sonnait vraiment ?

Il est sorti et se parle à lui-même. « Oui, bon, je suis devant le 26. Mais par curiosité, hein ! Je suis très curieux moi ; et ce n'est pas banal cette histoire à la fin. En dehors de toute réalité mais pas banal justement. Tu crois qu'elle est marrante ma vie en ce moment hein ? Franchement ? Métro, boulot, dodo. C'est que pour ça qu'on vit, hein ? »

18h58

Les cloches de la petite église du quartier vont bientôt sonner. « Après tout, se dit-elle, je ne risque pas grand-chose à embrasser cet animal. Le message est formel : c'est la condition pour qu'il se passe quelque chose non ? Le message stipule "si" ».

Il est un peu excité, comme une puce sur un chien, et définitivement taraudé par la curiosité, tout seul devant cette porte d'entrée sur la sonnette de laquelle ne figure aucun nom. Il a l'impression d'avoir quinze ans. Lorsqu'il allait chercher son premier amour sur le palier du haut pour l'emmener au cinéma. Flora... il ne l'a jamais oubliée, Flora. Il y en a eu d'autres, mais Flora les a toutes surpassées. Un premier amour, ça a la vie dure... Quand sa famille de diplomate est partie s'installer à l'étranger emportant Flora loin, si loin, son cœur s'est arrêté de battre. Puis raisonnablement, il a continué à vivre. Que faire d'autre ? Mais il ne l'a jamais oubliée.

18h59

Elle n'a pas connu un état d'attente inquiète depuis son premier rendez-vous. Il s'appelait Pierre. Ce soir, elle a le même âge mental. Quinze ans environ. Bon sang, on n'embrasse pas les grenouilles saperlotte !

19 heures sonnent au clocher de l'église.

Elle se traite de cinglée. Embrasse le crapaud.

On sonne.

Le silence qui suit est incroyable. De chaque côté de la porte, deux médusés ont arrêté le temps. Elle secoue la tête d'un non d'impuissance, un sourire aux lèvres quand même de la bizarrerie de la chose, de la cinglante coïncidence.

Il s'apprête à presque s'enfuir. Mais il est cloué au sol et attend juste de voir. Puisque maintenant, il a sonné !

Et finalement elle ouvre la porte. Le cœur au bord de l'implosion.

Pierre et Flora se font face. Un instant de grâce a capté le temps et les voilà dans les bras l'un de l'autre. Reconnus au premier regard. Intacts. Mélange de rires, de joie plus qu'intense, d'étonnement, de plénitude, d'Amour...

Du haut de sa fenêtre, au premier étage, 23 rue des Plantes, une vieille dame domine la scène, qu'elle observe avec le large sourire jubilatoire du travail bien fait. Elle les connaît depuis longtemps ces deux-là. Elle était gardienne de l'immeuble où ils habitaient tous les deux avec leurs parents quand elle les a vus s'embrasser sous les escaliers pour la première fois. Elle en avait été si émue qu'elle en gardait un souvenir qui la réchauffait sur le sort de l'humanité dans ses jours de froidure.
Elle devait bien être le seul Cupidon livreur de crapaud de toute la création ! Elle continua à en rire même quand ils refermèrent la porte derrière eux.

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