Merdorium

– Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître.
– Et vous voulez même me contraindre à faire des choses déshonorantes ? Non je refuse, insisté-je tremblotante, avec le peu de courage que j'avais.
Il se rapprocha de moi, puis tout doucement, il déchira la lettre qu'il tenait entre ses mains, devant mon visage ébahi. Il me traita de personne non ambitieuse. Il était décidé à me faire essuyer cet affront. Ses collègues n'intervinrent pas, ils se contentèrent d'observer et d'exulter devant cette triste scène que je subissais...

Ça, c'était il y a des années. Mais des flashbacks, de ce qu'était ma vie auparavant, me reviennent à chaque fois que je suis seule et la tristesse m'envahit aussitôt. Ma vie à toujours été une série de soumission. C'est l'une des raisons pour lesquelles je me blottis toujours contre Kobri. Il est mon ange gardien, celui qui m'a protégée et qui continue de le faire.
Mon professeur me harcelait, et ce dernier voulait que j'aie des rapports sexuels avec lui et deux de ses confrères, en contrepartie de la signature de ma lettre de recommandation, pour cette importante bourse des USA, dont je rêvais. Lorsque Kobri, qui était mon meilleur ami, apprit cela, il devint tout brun de colère. Il mit au point une stratégie pour débusquer l'indélicat. En moins d'un mois, un article d'un journal international fit écho dans le milieu universitaire, et quelques jours plus tard certaines têtes tombaient, parmi lesquelles celles de mon harceleur et de ses complices. Ils avaient été impliqués dans d'autres malversations de cet acabit. Tous les enseignants qui avaient douté de mon innocence, se pressèrent pour vouloir signer ma lettre de recommandation. La date de soumission était passée hélas.

Kobri était juriste de formation, il était venu au journalisme par passion. Son acte héroïque a sauvé ma réputation. C'est ainsi que je me suis éprise d'amour lui. Et peu à peu, sa lumière a resplendi dans mon cœur et dans tous les recoins de ma vie.
Avec tout ce que je subissais comme pression, la vie n'avait pas été du tout rose pour moi. L'alcool et les stupéfiants, ça me connaissait. Mais grâce à Kobri, j'en étais maintenant loin. Il m'a soutenue dans ma désintoxe. Je crois qu'il est l'amour de ma vie. Je ne sais pas si je pourrai vivre sans lui.
Un jour, alors que j'avais mis un temps fou à l'attendre devant la gare, Il est passé dans mon dos, a posé un bisou dans le creux de mon cou, et lorsque je me suis retournée, il m'a tendu un bouquet de fleurs avec un large sourire. J'ai mis quelques instants à comprendre. Puis j'ai compris, et j'ai crié oui, toute joyeuse. Il venait de me faire sa demande en mariage, c'était original. Je lui avais dit que pour moi les fleurs avaient tellement de valeur. Il ne fallait offrir des fleurs qu'à des moments vraiment décisifs et c'est ce qu'il a fait. J'aime Kobri de tout mon cœur.

Puis nous nous sommes mariés et étions devenus des adultes responsables, redevables envers la société. La société attendait de nous une réponse, et nous étions incapables de la lui donner, enfin j'en étais incapable. Oui, c'est que la société m'a dit, lui aussi, et ses parents aussi me le répétaient.
Lui, venait d'une famille nombreuse, dont presque tous les membres vivaient encore. Moi, j'étais fille unique et mes deux parents étaient décédés lorsque j'étais très jeune. Je suis passée de domicile en domicile. Ça ne devait provenir que de moi forcément.
Au bout d'un moment, je ne reconnaissais plus Kobri. Tous ses actes de romantisme avaient cédé leurs places aux méchantes paroles et œillades humiliantes. Vous savez, cette façon qu'ont certaines personnes de vous dévisager, sans vous dire mot, mais vous vous sentez insultée. Eh bien c'était pareil. Très vite, je suis retombée dans la dépression. Qui vous dira ce que c'est que la dépression ?
C'est ce mal qui vous ronge de l'intérieur, qui vous brûle, qui vous fait couler des larmes, beaucoup de larmes. Vous ne savez pas à qui vous confier, par crainte d'effrayer les autres, et de passer pour une folle. Et viennent ces pensées sombres, qui vous disent qu'il ne sert plus à rien de rester sur cette terre, et elles vous chuchotent :
« De toutes les façons, tu ne manqueras à personne ; Je t'ouvre grand mes bras, viens t'y jeter ! Suis-moi de l'autre côté de la rive ! Alors tu ne connaitras plus de peine ! Car le repos sera absolu !»
J'ai plusieurs fois été tentée de l'écouter. Des comprimés, une corde ou encore le haut d'un immeuble, j'ai toujours hésité cependant. À vrai dire, ce n'était pas nouveau, j'avais déjà vécu cela. Et Kobri était apparu dans ma vie comme un antidépresseur.

Maintenant, lui-même était devenu un harceleur pour ma santé mentale. Je n'arrivais pas à lui offrir ce que la société, dans laquelle il avait grandi, lui demandait. « Souffre-douleur », j'ai découvert ce mot récemment. Et c'est exactement ce que j'étais. Je n'étais devenue qu'un souffre-douleur pour lui.
Plus tard, une panoplie de femmes défilait sur notre lit conjugal. L'une plus vulgaire que celle du jour précédent. Kobri est un bel homme, aux yeux marrons et à la taille athlétique. Il aurait pu faire mieux. Il me déçut sur ce coup. Lorsqu'elles venaient, ses conquêtes d'un soir me narguaient, faisaient crisser la terrasse – tel le bruit d'un véhicule bon pour la fourrière – avec le bout pointu de leurs talons comme pour signifier qu'elles étaient celles qui lui offriraient cet enfant dont il rêvait tant. Certaines me lorgnaient avec un regard méchant qui criait : « pauvre de toi, femme stérile ! »
À peine me regardait-il, lorsqu'il entrait avec ses pétasses. Désolée pour le gros mot. C'est ce qui déchirait le plus mon cœur. Parce que je trouvais dans ses yeux de la paix que même mon âme ne m'offrait pas. Quand il me sourit, mon cœur tressaillit de joie et mon esprit s'en réjouit.

Puis, un soir, je reçus un coup de massue. Mon amie Mélodie, celle qui m'avait convaincue de me mettre avec Kobri, et avec qui j'avais gardé de bons contacts, était venue elle aussi. Elle n'a même pas eu le courage de me regarder dans les yeux. Prestement, je me suis dirigée vers elle, lui ai crié dessus et lorsque j'ai voulu la saisir de mes griffes, le regard de Kobri, qui s'est figé sur moi, a suffi pour m'en dissuader. Il a vraiment trop d'effets sur moi.
Fut-ce l'évènement de trop. J'allai de toute vitesse dans ma chambre. Ce soir-là, je n'ai pas hésité, j'ai opté pour une substance corrosive que j'ai prise dans la salle de bain. Je l'ai portée à ma bouche et en ai ingéré une grande quantité. Soudain, mon estomac s'est retourné dans tous les sens dans mon ventre. Sous l'effet de la douleur atroce, mon corps s'est crispé avant de chanceler. En tombant, j'ai crié si fort que tout est devenu blanc.

Je me suis réveillée affaiblie dans un lit d'hôpital, et Kobri était à côté de moi. Il tenait en main, les résultats de mes examens médicaux, que j'avais posés sur mon lit avant d'ingérer la substance corrosive. Le bilan prouvait que j'étais bien capable de procréer, ce n'était donc pas moi la fautive. Il m'avoua qu'il savait, depuis quelques mois, qu'il était stérile mais avait honte de l'avouer. Un homme stérile, c'est humiliant dans notre société, dit-il.
Il pleura beaucoup, il me serra fort la main et me demandait de lui pardonner. La dernière fois que je l'avais vu couler des larmes, c'est lorsqu'il me demandait en mariage. Son téléphone sonna, il s'excusa, et sortit de la chambre d'hôpital.

Le médecin entra, se tint en face de moi et m'annonça, sourire aux lèvres, que j'étais enceinte de deux mois, et que le bébé se portait bien. L'annonce me glaça. Je portais l'enfant de mon premier harceleur, qui était sorti de prison depuis quelques mois : mon ancien professeur était le nouveau maître de mon corps.