La scène se déroule sur un tatami, des gradins l'entourant. Le jury est en face, à la place d'honneur. Sombre et sérieux, presque menaçant : il en va toujours ainsi des jurys d'arts martiaux.
Lou se tient droite et fière, les membres tendus prêts à assurer. Les répétitions ont été nombreuses depuis ce jour où elle est revenue. Les membres sont volontaires, presque tremblants, impatients de se prouver à eux-mêmes leur force retrouvée. La musique s'ouvrira dans quelques secondes. Le torse est bombé la tête haute le ventre plat et les pieds légèrement sur leur pointe ! Il pourrait en être autrement.
Une finale, à la date fatidique. Première note, la dangereuse danse commence. Lou s'anime. Postures après postures elle semble presque voler. C'est ce qu'on apprend aux entraînements. Se battre avec grâce. Elle en était loin, il y a six mois, quand elle est revenue. Son corps perdu, elle désorientée et sans force. Lou s'élance et effectue un saut ciseau qui soulève des exclamations du public. Elle a fui, le premier jour de son retour. Elle retombe souplement et enchaîne avec énergie et confiance tandis qu'elle se rappelle. La chute vertigineuse. La certitude absolue que plus rien de tout cela ne serait possible, qu'il valait mieux fuir pour toujours plutôt qu'essuyer le ridicule, la honte, et la déception dans les yeux du maître. Il l'avait tant soutenue finalement ! Elle se retourne, se baisse d'un coup sa vitesse atteignant des records, pour lui.
Le retour au Club après 2 mois d'abandon. La honte aux joues et le mensonge en l'air « j'avais le Covid ». La honte du corps perdu, dissocié. La haine pour ce corps qui a trahi une fois et n'obéit plus depuis. Ce corps, ce traître, inavouable aux vestiaires, la honte et la fuite la première fois. Elle se relève le dos s'étire et les jambes mi-pliées la rendent plus solides qu'une montagne, ses deux bras parant de chaque côté des coups imaginaires, le visage droit face au jury. Le lent réapprentissage sous les yeux sévères mais bienveillants du maître. Les courses et le renforcement musculaire. Les positions à tenir. Elle les tient aujourd'hui, tandis que tout son être se tend vers la victoire, animé d'une force qu'elle avait cru ne jamais retrouver, d'une détermination qui lui avait semblée perdue pour toujours. Elle saute et roule, esquivant d'autres adversaires irréels, puis s'immobilise et pare encore leurs coups, le combat se déroulant dans un monde parallèle où sa victoire est certaine, son invulnérabilité une vérité absolue.
Le souffle devient court, mais l'entraînement prévaut. Les heures au corps-à-corps à se battre avec ses camarades jusqu'à cracher ses poumons. Elle connaît, elle sait gérer, elle en a même trop abusé lorsqu'elle est revenue. L'halètement du combat, les coups que l'on se prend, que le corps se prend, comme une vengeance ; tout ça avait failli la reprendre. La chute à nouveau vertigineuse, l'attrait de la violence pour se venger de ce corps, ce traître. Se perdre à nouveau. Les premières semaines de son retour, elle n'avait fait que ça, les entraînements au combat. Brutalité et violence brute, volonté de se détruire. Mais aujourd'hui ce n'est pas ça. Coups de pieds, puis poings, puis béquille et plaquage au sol, en un éclair un nouvel attaquant inexistant perds sa bataille, mais avec grâce, et quelques yeux s'écarquillent dans le public. Force, agilité, rapidité, danser avec l'air de la salle et suivre ses propres courants, aimer son corps qui sait, qui sent, qui fais ce qu'il faut. Le maître l'avait prise à part un jour, « soit tu reviens aussi les autres soirs, soit tu ne fais plus de combat ». Il s'avait qu'elle cherchait à s'y perdre.
Il lui avait imposé son rythme, la sueur et l'attente crispée, les enchaînements lourds et douloureux sans adrénaline. Des heures imposées à son corps sans apparente récompense, tendre ses bras, ses abdos, plier les jambes et serrer les dents, encore et encore, en groupe. Puis sentir, soudain, que par cette sévère discipline auquel son corps devait se plier, elle le retrouvait. La lente remontée. Réassociation, retrouvailles. Les mouvements lents, souples, dompter la respiration et réapprendre l'équilibre, comprendre la douleur et accepter celle de l'effort, la bonne. S'engager dans le chemin qui reconnecte à son corps, recolle des morceaux de confiance brisée, de relation détruite. Les respirations et postures qui les relient à nouveau. La danse du corps devient arme maîtrisée et charmeuse, la danse alliant force et grâce, le corps réconcilié.
Lentement, le souvenir de son corps habité s'évaporait. Le parasite partait bel et bien de son esprit, quelques mois après son expulsion violente du corps. La confiance revenait. Le lien entre sa volonté et ce que faisait son corps se ressoudait. L'équilibre et la confiance lui permettent maintenant de se mouvoir souplement, à mi-hauteur et sur la pointe des pieds, tandis que la musique ralentit et se fait douce. L'avancée discrète pour surprendre, elle la réalise à la perfection, et bondit soudain telle une lionne à la chasse semblant se fondre dans les airs. Après tant de mois d'élancements et de chutes, tout semble fluide, l'engagement paie enfin. L'engagement pour soi, la discipline. Pour son corps, pour regagner le contrôle, comprendre à nouveau ce qui est bon et ce qui est trop, s'ouvrir aux courbatures sans s'abîmer, écouter son corps sans le laisser ne plus rien faire, trouver l'équilibre, en tous points, et la force.
Droite et fière, elle s'élance encore. Le corps et l'esprit réconciliés dansent ensemble les dernières notes, avec grâce et force, engagement. La victoire d'être là en finale, 8 mois après, à la date fatidique. Fière et droite, le ventre plat au lieu de rond et le corps tout en muscle, dans une autre vie, un autre choix ce même corps, traître, pourrait se tordre de douleur après lui avoir fait perdre son travail, ses passions, sa confiance.
Être en finale à la date fatidique !
Et soudain, la sensation de gratitude immense, envers toutes ces femmes qui se sont battues pour ça, pour sa liberté. La sensation de leur devoir quelque chose, la victoire peut-être. L'engagement pour soi, puis pour elles, puis pour d'autres. Le dernier saut, dernier retournement, plongée et roulade puis, sur un genou, poing au sol, la tête se relève sur la dernière note le regard droit dans ceux du jury, et dans quelques-uns de leurs yeux l'admiration. Le public qui se lève et acclame, et une dernière pensée pour clore l'instant :
« Grâce à l'engagement de vous, femmes militantes depuis des décennies, je suis là plutôt qu'à l'hôpital, à accoucher d'un être que je n'aime pas. Fière et droite sur ce tapis, je me suis élancée et vous doit ma joie, ma grâce et mon corps retrouvé. J'achèterai vos livres et les archives de vos discours, je parlerai de vos combats et partagerai mon histoire, vos victoires. »
Lou se tient droite et fière, les membres tendus prêts à assurer. Les répétitions ont été nombreuses depuis ce jour où elle est revenue. Les membres sont volontaires, presque tremblants, impatients de se prouver à eux-mêmes leur force retrouvée. La musique s'ouvrira dans quelques secondes. Le torse est bombé la tête haute le ventre plat et les pieds légèrement sur leur pointe ! Il pourrait en être autrement.
Une finale, à la date fatidique. Première note, la dangereuse danse commence. Lou s'anime. Postures après postures elle semble presque voler. C'est ce qu'on apprend aux entraînements. Se battre avec grâce. Elle en était loin, il y a six mois, quand elle est revenue. Son corps perdu, elle désorientée et sans force. Lou s'élance et effectue un saut ciseau qui soulève des exclamations du public. Elle a fui, le premier jour de son retour. Elle retombe souplement et enchaîne avec énergie et confiance tandis qu'elle se rappelle. La chute vertigineuse. La certitude absolue que plus rien de tout cela ne serait possible, qu'il valait mieux fuir pour toujours plutôt qu'essuyer le ridicule, la honte, et la déception dans les yeux du maître. Il l'avait tant soutenue finalement ! Elle se retourne, se baisse d'un coup sa vitesse atteignant des records, pour lui.
Le retour au Club après 2 mois d'abandon. La honte aux joues et le mensonge en l'air « j'avais le Covid ». La honte du corps perdu, dissocié. La haine pour ce corps qui a trahi une fois et n'obéit plus depuis. Ce corps, ce traître, inavouable aux vestiaires, la honte et la fuite la première fois. Elle se relève le dos s'étire et les jambes mi-pliées la rendent plus solides qu'une montagne, ses deux bras parant de chaque côté des coups imaginaires, le visage droit face au jury. Le lent réapprentissage sous les yeux sévères mais bienveillants du maître. Les courses et le renforcement musculaire. Les positions à tenir. Elle les tient aujourd'hui, tandis que tout son être se tend vers la victoire, animé d'une force qu'elle avait cru ne jamais retrouver, d'une détermination qui lui avait semblée perdue pour toujours. Elle saute et roule, esquivant d'autres adversaires irréels, puis s'immobilise et pare encore leurs coups, le combat se déroulant dans un monde parallèle où sa victoire est certaine, son invulnérabilité une vérité absolue.
Le souffle devient court, mais l'entraînement prévaut. Les heures au corps-à-corps à se battre avec ses camarades jusqu'à cracher ses poumons. Elle connaît, elle sait gérer, elle en a même trop abusé lorsqu'elle est revenue. L'halètement du combat, les coups que l'on se prend, que le corps se prend, comme une vengeance ; tout ça avait failli la reprendre. La chute à nouveau vertigineuse, l'attrait de la violence pour se venger de ce corps, ce traître. Se perdre à nouveau. Les premières semaines de son retour, elle n'avait fait que ça, les entraînements au combat. Brutalité et violence brute, volonté de se détruire. Mais aujourd'hui ce n'est pas ça. Coups de pieds, puis poings, puis béquille et plaquage au sol, en un éclair un nouvel attaquant inexistant perds sa bataille, mais avec grâce, et quelques yeux s'écarquillent dans le public. Force, agilité, rapidité, danser avec l'air de la salle et suivre ses propres courants, aimer son corps qui sait, qui sent, qui fais ce qu'il faut. Le maître l'avait prise à part un jour, « soit tu reviens aussi les autres soirs, soit tu ne fais plus de combat ». Il s'avait qu'elle cherchait à s'y perdre.
Il lui avait imposé son rythme, la sueur et l'attente crispée, les enchaînements lourds et douloureux sans adrénaline. Des heures imposées à son corps sans apparente récompense, tendre ses bras, ses abdos, plier les jambes et serrer les dents, encore et encore, en groupe. Puis sentir, soudain, que par cette sévère discipline auquel son corps devait se plier, elle le retrouvait. La lente remontée. Réassociation, retrouvailles. Les mouvements lents, souples, dompter la respiration et réapprendre l'équilibre, comprendre la douleur et accepter celle de l'effort, la bonne. S'engager dans le chemin qui reconnecte à son corps, recolle des morceaux de confiance brisée, de relation détruite. Les respirations et postures qui les relient à nouveau. La danse du corps devient arme maîtrisée et charmeuse, la danse alliant force et grâce, le corps réconcilié.
Lentement, le souvenir de son corps habité s'évaporait. Le parasite partait bel et bien de son esprit, quelques mois après son expulsion violente du corps. La confiance revenait. Le lien entre sa volonté et ce que faisait son corps se ressoudait. L'équilibre et la confiance lui permettent maintenant de se mouvoir souplement, à mi-hauteur et sur la pointe des pieds, tandis que la musique ralentit et se fait douce. L'avancée discrète pour surprendre, elle la réalise à la perfection, et bondit soudain telle une lionne à la chasse semblant se fondre dans les airs. Après tant de mois d'élancements et de chutes, tout semble fluide, l'engagement paie enfin. L'engagement pour soi, la discipline. Pour son corps, pour regagner le contrôle, comprendre à nouveau ce qui est bon et ce qui est trop, s'ouvrir aux courbatures sans s'abîmer, écouter son corps sans le laisser ne plus rien faire, trouver l'équilibre, en tous points, et la force.
Droite et fière, elle s'élance encore. Le corps et l'esprit réconciliés dansent ensemble les dernières notes, avec grâce et force, engagement. La victoire d'être là en finale, 8 mois après, à la date fatidique. Fière et droite, le ventre plat au lieu de rond et le corps tout en muscle, dans une autre vie, un autre choix ce même corps, traître, pourrait se tordre de douleur après lui avoir fait perdre son travail, ses passions, sa confiance.
Être en finale à la date fatidique !
Et soudain, la sensation de gratitude immense, envers toutes ces femmes qui se sont battues pour ça, pour sa liberté. La sensation de leur devoir quelque chose, la victoire peut-être. L'engagement pour soi, puis pour elles, puis pour d'autres. Le dernier saut, dernier retournement, plongée et roulade puis, sur un genou, poing au sol, la tête se relève sur la dernière note le regard droit dans ceux du jury, et dans quelques-uns de leurs yeux l'admiration. Le public qui se lève et acclame, et une dernière pensée pour clore l'instant :
« Grâce à l'engagement de vous, femmes militantes depuis des décennies, je suis là plutôt qu'à l'hôpital, à accoucher d'un être que je n'aime pas. Fière et droite sur ce tapis, je me suis élancée et vous doit ma joie, ma grâce et mon corps retrouvé. J'achèterai vos livres et les archives de vos discours, je parlerai de vos combats et partagerai mon histoire, vos victoires. »