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Archibal progressa à tâtons dans l'épais brouillard, une main en avant écartant un danger imaginaire, la seconde, le long de son corps, serrant de toutes ses forces un linge blanc jauni sur ses bords. Le cœur battant, les yeux à demi fermés, il guettait la moindre ombre, la plus petite trace d'une silhouette familière.
La frayeur qu'il ressentait aurait pu être liée à cette clairière baignée de brume, aux arbres fantomatiques qui la bordaient, à l'isolement qu'il ressentait, seul, au milieu de cette nature aux allures hostiles. Mais il n'en était rien. Non, la crainte, l'appréhension qu'il ressentait à progresser ainsi dans cette mélasse grisâtre ne provenait que d'une seule chose : l'évanescence du moment qui s'approchait.
Entre deux rencontres, c'était comme s'il n'existait plus. Son être ne se nourrissait que de ces instants, du sourire de sa compagne, du grain de voix de son âme sœur que le sort lui avait si brutalement retirée huit ans auparavant, lors de l'explosion du centre de cryonie de Nouvelle-Toulouse. Une injustice révoltante qui lui rongeait les tripes à chaque rencontre. Il se repassait sans relâche le fil de leurs vies, les séries de décisions qui les avaient conduits vers ce funeste et inflexible point de leur ligne de vie commune. Le désir d'un épanouissement professionnel pour elle, celui d'une vie plus calme et proche de la nature pour lui. Une belle petite maison, proche de la ville, loin du trafic des aérautos, de l'incessant ronflement des magnétotrains.
Cette foutue usine cryonique, pourtant à plusieurs centaines de mètres. Un furoncle dans le paysage idyllique et vert de leur propriété, mais une industrie non bruyante, qui ne leur causait aucune nuisance autre que de leur imposer sa silhouette, derrière le bosquet de leurs voisins.
Enfin, il la vit, elle. La brume bougeait, se mouvait lentement en cercles concentriques, puis doucement, se condensa en un épais amas de particules. La forme se précisa avec des traits qui restaient encore vaporeux : des jambes reconnaissables entre mille, des bras qu'il avait parcourus des milliers de fois, puis des longs cheveux qui tombaient sur de larges épaules. Puis un visage se précisa au milieu d'une sorte de magma de poussière : des yeux bruns et pétillants, une bouche finement dessinée, une couleur de peau claire. Face à lui, elle était là : Etolrak, sa femme, son cœur, sa vie.
— Tu as mis plus longtemps que d'habitude à te matérialiser, ma chérie... Qu'est-ce que tu m'as manqué !
Il se précipita sur elle, même en sachant que toute tentative de contact serait vaine : la brume ne reliait les morts aux vivants que psychiquement, c'était déjà en soi une chose magnifique.
— Archibal, ça fait si longtemps. Comment vas-tu ?
Elle lui adressa un long sourire empreint d'amour. Des gouttes commençaient à perler aux coins de ses yeux. Il savait Etolrak émotive, sensible et facilement touchée. Une telle rencontre ne pouvait que la faire pleurer, même ici, dans cet au-delà.
— Tu sais, vivre sans toi, ce n'est pas vraiment vivre, répondit-il. J'essaie, pourtant, je t'assure.
— Archibal...
Combien de fois, depuis l'accident, avaient-ils eu cette discussion ? L'un comme l'autre, ils devaient faire le deuil de leur histoire. L'un était mort, l'autre continuait de vivre, il en était ainsi, même si cette vérité leur déchirait le cœur. Pourtant, ils continuaient de se retrouver ici, de se revoir dans cette brume, conscients que cela les empêchait de passer à autre chose.
— Comme si tu arrivais à m'oublier..., continua-t-il avec un sourire.
Il sentait à son tour les larmes arriver. Sa compagne lui manquait tellement que cela lui creusait le ventre.
— Arrives-tu tout de même à...
La question d'Etolrak mourut dans ses sanglots. Il la sentait plus émotive, plus fébrile qu'à l'accoutumée.
— Profiter ? finit-elle par lui demander. Tu as au moins l'Intercom, le divertissement numérique, les livres, les films...
— Le temps passe, répondit-il. Mais sans toi, c'est tellement dur. Tout me semble inutile, sans saveur. À quoi bon ?
— Archibal... Profite du temps qu'il te reste. Personne n'est immortel, nous le savons l'un comme l'autre.
Il la regardait avec amour et tristesse. Les années formidables qu'ils avaient partagées restaient ancrées dans sa mémoire, et rien ne les faisait disparaître. Sa manière de se soucier de lui, même ici, parmi les morts, renforçait encore ses sentiments.
— Et toi, ma chérie ? Comment vas-tu depuis notre dernière rencontre ?
— Rien de neuf, tu sais, pour moi, les jours se ressemblent.
— Rien de rien ?
— Non.
Il l'avait connue plus bavarde. Des larmes coulaient sans interruption le long des joues d'Etolrak, et lui ne pouvait rien faire pour la consoler. Leur séparation semblait soudain l'impacter avec une force colossale, alors qu'elle durait pourtant depuis tant d'années, ponctuée ici et là par tout au plus deux rencontres par an.
— Je suis désolée mon amour, mais aujourd'hui, je ne suis pas très en forme. Je pense qu'il vaudrait mieux que l'on se parle un autre jour.
— Comme tu veux... dit-il, déçu.
— Je me sentirai mieux la prochaine fois. On ne restera pas longtemps sans se parler. Simplement, aujourd'hui...
— Je comprends, mon cœur.
Comment lui en vouloir dans cette situation impossible ? Il n'éprouvait que de l'amour et rien d'autre. Il l'aimait, il était prêt à tout pour elle.
— Je te laisse, je te recontacte très vite, je te le jure.
— Pour l'argent, je...
— L'argent n'est pas un problème, Archibal. S'il faut payer pour qu'on se parle de nouveau, ainsi soit-il.
— Très bien.
— À très vite, envoya-t-elle, pétrie de larmes.
— Je t'aime... répliqua-t-il.
— Moi aussi, Archibal. Si tu savais comme je t'aime...
Elle disparut, s'évaporant dans le paysage brumeux de la clairière.
Etolrak se réveilla au milieu des sons des machines, un casque souple sur le crâne. Des câbles recouvraient le sol, une odeur âcre et métallique la saisit à la gorge. Les larmes lui brûlaient les yeux alors qu'elle retirait le casque. Elle se redressa sur sa couchette et un homme vêtu d'une blouse blanche s'approcha d'elle.
— Madame, vous allez bien ? Votre rythme cardiaque est beaucoup trop rapide et vous êtes sortie de la communication en avance sur l'heure prévue.
Elle éclata en sanglots et hurla de douleur. Son âme la torturait et semblait lui retourner le cerveau, rendant des actions aussi basiques que la respiration presque impossible.
— Je ne peux plus faire ça, c'est trop dur, finit-elle par dire.
— Je ne sais pas trop quoi vous dire, répondit l'homme en blouse, gêné.
— La vérité ! cria-t-elle.
Apeuré, l'homme réussit à reprendre :
— C'est terminé. Ses résidus cérébraux sont trop faibles. C'était la dernière communication avec lui. Nous le maintenons en vie depuis plusieurs mois, près de huit ans relatifs pour lui. Mais là, nous sommes au bout du bout. C'est la fin.
Ces mots la frappèrent de plein fouet, et curieusement, ils lui firent un bien fou. Ces mois d'adieux arrivaient à leur terme. Plus d'Archibal... Cette situation l'avait conduite au bord de la folie. Affronter chaque semaine la mort de son amour, faire face au sort que cette saloperie de vie leur avait réservé, et le voir, lui, ne faisant que rabâcher inlassablement à quel point elle lui manquait. Pouvoir dire au revoir à un mort avant qu'il ne disparaisse. Un dernier au revoir à son âme sœur. Un besoin au début, un poison sur la fin. Un poison dont elle n'était pas certaine de pouvoir guérir un jour.
Elle se leva et regarda le caisson à côté d'elle. Le corps inanimé d'Archibal gisait, couvert de glace, un casque criblé de câbles posé sur le crâne. Dans une main, un linge blanc qu'elle avait glissé dans sa main avant la fermeture du cercueil de verre. Une nappe, celle de leur table basse, un symbole de leur vie commune et des heures passées ensemble devant la télévision ou autour d'un repas.
Elle caressa le caisson avec amour et regarda le corps d'Archibal. Une larme glissa de sa joue et tomba sur la vitre.
— Au revoir, Archibal.
La goutte se cristallisa et gela sur la paroi.
La frayeur qu'il ressentait aurait pu être liée à cette clairière baignée de brume, aux arbres fantomatiques qui la bordaient, à l'isolement qu'il ressentait, seul, au milieu de cette nature aux allures hostiles. Mais il n'en était rien. Non, la crainte, l'appréhension qu'il ressentait à progresser ainsi dans cette mélasse grisâtre ne provenait que d'une seule chose : l'évanescence du moment qui s'approchait.
Entre deux rencontres, c'était comme s'il n'existait plus. Son être ne se nourrissait que de ces instants, du sourire de sa compagne, du grain de voix de son âme sœur que le sort lui avait si brutalement retirée huit ans auparavant, lors de l'explosion du centre de cryonie de Nouvelle-Toulouse. Une injustice révoltante qui lui rongeait les tripes à chaque rencontre. Il se repassait sans relâche le fil de leurs vies, les séries de décisions qui les avaient conduits vers ce funeste et inflexible point de leur ligne de vie commune. Le désir d'un épanouissement professionnel pour elle, celui d'une vie plus calme et proche de la nature pour lui. Une belle petite maison, proche de la ville, loin du trafic des aérautos, de l'incessant ronflement des magnétotrains.
Cette foutue usine cryonique, pourtant à plusieurs centaines de mètres. Un furoncle dans le paysage idyllique et vert de leur propriété, mais une industrie non bruyante, qui ne leur causait aucune nuisance autre que de leur imposer sa silhouette, derrière le bosquet de leurs voisins.
Enfin, il la vit, elle. La brume bougeait, se mouvait lentement en cercles concentriques, puis doucement, se condensa en un épais amas de particules. La forme se précisa avec des traits qui restaient encore vaporeux : des jambes reconnaissables entre mille, des bras qu'il avait parcourus des milliers de fois, puis des longs cheveux qui tombaient sur de larges épaules. Puis un visage se précisa au milieu d'une sorte de magma de poussière : des yeux bruns et pétillants, une bouche finement dessinée, une couleur de peau claire. Face à lui, elle était là : Etolrak, sa femme, son cœur, sa vie.
— Tu as mis plus longtemps que d'habitude à te matérialiser, ma chérie... Qu'est-ce que tu m'as manqué !
Il se précipita sur elle, même en sachant que toute tentative de contact serait vaine : la brume ne reliait les morts aux vivants que psychiquement, c'était déjà en soi une chose magnifique.
— Archibal, ça fait si longtemps. Comment vas-tu ?
Elle lui adressa un long sourire empreint d'amour. Des gouttes commençaient à perler aux coins de ses yeux. Il savait Etolrak émotive, sensible et facilement touchée. Une telle rencontre ne pouvait que la faire pleurer, même ici, dans cet au-delà.
— Tu sais, vivre sans toi, ce n'est pas vraiment vivre, répondit-il. J'essaie, pourtant, je t'assure.
— Archibal...
Combien de fois, depuis l'accident, avaient-ils eu cette discussion ? L'un comme l'autre, ils devaient faire le deuil de leur histoire. L'un était mort, l'autre continuait de vivre, il en était ainsi, même si cette vérité leur déchirait le cœur. Pourtant, ils continuaient de se retrouver ici, de se revoir dans cette brume, conscients que cela les empêchait de passer à autre chose.
— Comme si tu arrivais à m'oublier..., continua-t-il avec un sourire.
Il sentait à son tour les larmes arriver. Sa compagne lui manquait tellement que cela lui creusait le ventre.
— Arrives-tu tout de même à...
La question d'Etolrak mourut dans ses sanglots. Il la sentait plus émotive, plus fébrile qu'à l'accoutumée.
— Profiter ? finit-elle par lui demander. Tu as au moins l'Intercom, le divertissement numérique, les livres, les films...
— Le temps passe, répondit-il. Mais sans toi, c'est tellement dur. Tout me semble inutile, sans saveur. À quoi bon ?
— Archibal... Profite du temps qu'il te reste. Personne n'est immortel, nous le savons l'un comme l'autre.
Il la regardait avec amour et tristesse. Les années formidables qu'ils avaient partagées restaient ancrées dans sa mémoire, et rien ne les faisait disparaître. Sa manière de se soucier de lui, même ici, parmi les morts, renforçait encore ses sentiments.
— Et toi, ma chérie ? Comment vas-tu depuis notre dernière rencontre ?
— Rien de neuf, tu sais, pour moi, les jours se ressemblent.
— Rien de rien ?
— Non.
Il l'avait connue plus bavarde. Des larmes coulaient sans interruption le long des joues d'Etolrak, et lui ne pouvait rien faire pour la consoler. Leur séparation semblait soudain l'impacter avec une force colossale, alors qu'elle durait pourtant depuis tant d'années, ponctuée ici et là par tout au plus deux rencontres par an.
— Je suis désolée mon amour, mais aujourd'hui, je ne suis pas très en forme. Je pense qu'il vaudrait mieux que l'on se parle un autre jour.
— Comme tu veux... dit-il, déçu.
— Je me sentirai mieux la prochaine fois. On ne restera pas longtemps sans se parler. Simplement, aujourd'hui...
— Je comprends, mon cœur.
Comment lui en vouloir dans cette situation impossible ? Il n'éprouvait que de l'amour et rien d'autre. Il l'aimait, il était prêt à tout pour elle.
— Je te laisse, je te recontacte très vite, je te le jure.
— Pour l'argent, je...
— L'argent n'est pas un problème, Archibal. S'il faut payer pour qu'on se parle de nouveau, ainsi soit-il.
— Très bien.
— À très vite, envoya-t-elle, pétrie de larmes.
— Je t'aime... répliqua-t-il.
— Moi aussi, Archibal. Si tu savais comme je t'aime...
Elle disparut, s'évaporant dans le paysage brumeux de la clairière.
Etolrak se réveilla au milieu des sons des machines, un casque souple sur le crâne. Des câbles recouvraient le sol, une odeur âcre et métallique la saisit à la gorge. Les larmes lui brûlaient les yeux alors qu'elle retirait le casque. Elle se redressa sur sa couchette et un homme vêtu d'une blouse blanche s'approcha d'elle.
— Madame, vous allez bien ? Votre rythme cardiaque est beaucoup trop rapide et vous êtes sortie de la communication en avance sur l'heure prévue.
Elle éclata en sanglots et hurla de douleur. Son âme la torturait et semblait lui retourner le cerveau, rendant des actions aussi basiques que la respiration presque impossible.
— Je ne peux plus faire ça, c'est trop dur, finit-elle par dire.
— Je ne sais pas trop quoi vous dire, répondit l'homme en blouse, gêné.
— La vérité ! cria-t-elle.
Apeuré, l'homme réussit à reprendre :
— C'est terminé. Ses résidus cérébraux sont trop faibles. C'était la dernière communication avec lui. Nous le maintenons en vie depuis plusieurs mois, près de huit ans relatifs pour lui. Mais là, nous sommes au bout du bout. C'est la fin.
Ces mots la frappèrent de plein fouet, et curieusement, ils lui firent un bien fou. Ces mois d'adieux arrivaient à leur terme. Plus d'Archibal... Cette situation l'avait conduite au bord de la folie. Affronter chaque semaine la mort de son amour, faire face au sort que cette saloperie de vie leur avait réservé, et le voir, lui, ne faisant que rabâcher inlassablement à quel point elle lui manquait. Pouvoir dire au revoir à un mort avant qu'il ne disparaisse. Un dernier au revoir à son âme sœur. Un besoin au début, un poison sur la fin. Un poison dont elle n'était pas certaine de pouvoir guérir un jour.
Elle se leva et regarda le caisson à côté d'elle. Le corps inanimé d'Archibal gisait, couvert de glace, un casque criblé de câbles posé sur le crâne. Dans une main, un linge blanc qu'elle avait glissé dans sa main avant la fermeture du cercueil de verre. Une nappe, celle de leur table basse, un symbole de leur vie commune et des heures passées ensemble devant la télévision ou autour d'un repas.
Elle caressa le caisson avec amour et regarda le corps d'Archibal. Une larme glissa de sa joue et tomba sur la vitre.
— Au revoir, Archibal.
La goutte se cristallisa et gela sur la paroi.
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