Mémoire de cendres

« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. »
Enfin... c'est ce que je dis aux adultes. Ils aiment que l'on oublie. Ils veulent qu'on passe à autre chose. Ça les rassure, je crois. Mais moi, chaque fois que je ferme les yeux, je reviens.
 
Je reviens au sable, brûlant sous mes pieds comme si la terre elle-même hurlait. À cette lumière jaune et sale qui perçait les toiles trouées de nos cases. À la peur, pas celle qu'on crie, mais celle qui s'infiltre dans les os, silencieuse et glaciale. Je reviens à cette odeur, une gifle d'huile, de métal, de peau brûlée et d'essence. Une odeur qui colle à la gorge et brûle les souvenirs. Et à ce cri. Un cri qui fendait l'air comme une lame rouillée. Celui de ma sœur. Comme un oiseau qu'on étrangle à mains nues.
 
J'avais sept ans quand le ciel a éclaté.
Ce matin-là, j'étais sorti chercher mon cerf-volant rouge. Celui avec une étoile bleue découpée dans un emballage de lait en poudre. Baba m'avait aidé à le fabriquer. Il disait que tant qu'il volerait, rien ne pourrait m'arriver. Il me l'avait attaché au poignet avec un fil de pêche. Avant de repartir au front, il m'avait embrassé sur le front.
 
Il n'est jamais revenu.
 
Notre école n'avait pas de murs. Juste des nattes effilochées, un tableau fendu, et Madame Asna qui chantait l'alphabet comme une litanie. Nous apprenions à lire comme on apprend à prier : avec les mains sales et les yeux pleins d'espoir. On riait fort, parfois pour oublier qu'on avait faim.
 
Puis ils sont venus.
 
Pas les nôtres. D'autres. Habillés de noir, visages couverts, bottes lourdes. Ils parlaient une langue qu'aucun de nous ne comprenait, mais qui sonnait comme une menace. Leurs voix cassaient l'air.
 
Madame Asna s'est levée. Elle a voulu parler. Mais le premier coup l'a frappée au front. Sa tête s'est fendue comme une grenade trop mûre. Elle est tombée, les bras encore tendus. Une gerbe rouge a éclaboussé les lettres du tableau.
Je ne me souviens pas avoir crié. J'ai rampé sous ma natte. Mon cœur battait si fort qu'il tapait dans mes tempes. J'ai fermé les yeux et compté jusqu'à cent, comme Baba me l'avait appris.
 
Quand je les ai rouverts, il ne restait plus que moi. Et le silence. Un silence si épais qu'il faisait mal aux dents.
Le sang traçait des ruisseaux sombres entre mes orteils.
Je me suis levé. Je me suis enfui.
 
Au bout du village, un figuier immense tendait ses bras noueux. J'ai couru jusqu'à lui. Son tronc rugueux m'a accueilli comme un vieux parent. Il sentait la terre chaude, la pluie ancienne, le souvenir. J'ai attendu. Peut-être que Baba reviendrait.
 
Mais c'est ma sœur qui est venue.
Elle ne pleurait plus. Ses yeux avaient vieilli. Elle avait huit ans, mais on aurait dit une vieille femme. Elle m'a tendu la main. Sa paume était glacée. Sa voix s'était tue depuis longtemps.
Nous avons marché jusqu'à la maison. Enfin... ce qu'il en restait. Un mur ébréché. Une assiette fendue. Une poupée fondue sans tête, le bras encore tendu vers un rêve arrêté.
 
Maman n'était plus là.
 
Mon petit frère dormait. Mais son sommeil ne faisait pas de bruit.
Ma sœur n'a pas parlé. Elle a enveloppé son petit corps dans un drap roussi, puis elle a creusé un trou à mains nues. Ses ongles se sont brisés. Elle ne s'est pas arrêtée. Moi, je tremblais. Alors j'ai regardé. Jusqu'au bout. Même quand elle a refermé la terre.
Même quand elle a dit : « C'est fini. »
 
Mais ce n'était pas fini.
 
Après ça, on a marché. Des jours. Des nuits. Pieds nus, les lèvres fendues par le sel de la poussière. Chaque matin était plus vide que le précédent. Chaque nuit, plus courte que la peur.
On croisait des ruines, des chiens dévorant les morts, des enfants devenus muets. Une femme a accouché sous un arbre. Ni elle ni l'enfant n'ont crié. Les vautours attendaient sur les branches.
 
Ma sœur me cachait les yeux. Mais moi, je regardais toujours. Parce que je voulais comprendre. Parce que si je comprenais, peut-être que j'aurais moins peur.
Un jour, elle m'a montré son trésor : une graine. Minuscule. Beige, banale.
Du sésame, m'a-t-elle dit. Quand on sera en sécurité, je planterai ça. Et tout recommencera.
Je n'ai rien dit. Je l'ai regardée. Et pour la première fois, j'ai cru. Juste un peu.
 
Puis vint la frontière.
 
Une marée de corps. Un brouillard épais. Des cris. Les soldats disaient qu'ils tiraient pour faire peur. Ce jour-là, ils ont visé plus bas.
Ma sœur marchait devant moi. Sa main dans la mienne. Puis elle est tombée.
Comme une feuille en automne.
 
J'ai hurlé. Pas de douleur. De vide.
Sa main était tiède. Elle tenait encore la graine.
 
Je l'ai prise. Nos regards se sont croisés. Et je me suis perdu.
 
Je ne sais pas qui m'a ramassé. Je me souviens d'un camion. De cris étouffés. D'une couverture trop propre. D'un autre monde.
 
Aujourd'hui, je vis dans une ville trop brillante. Une ville aux trottoirs trop lisses, aux horloges trop exactes. Les enfants y rient. Les adultes me regardent sans vraiment voir.
Ils m'appellent « survivant ».
Comme si c'était une victoire.
Mais moi, chaque nuit, je retourne sous le figuier. J'ai grandi, oui. Mais dans mes rêves, j'ai toujours sept ans. Je serre sa main. Je lui demande pardon.
Et j'attends. Qu'elle me raconte enfin la fin de cette histoire qu'elle murmurait, avant de s'endormir.
Mais elle ne revient pas.
 
Alors, chaque matin, je me réveille avec un goût de cendres sur la langue.
Je regarde mes mains. Toujours tachées de ce qu'elles n'ont pas su faire.
Et je touche ma poche. La graine est là. Froissée dans un tissu.
Je ne sais pas planter.
Mais je la garde. Comme on garde une prière.
Pour elle. Pour Baba. Pour ceux qu'on n'a pas su retenir.
Et pour moi.
Parce que si un jour quelque chose doit repousser, alors peut-être... ce sera là.
Dans ce petit rien. Ce presque espoir.
Dans cette mémoire de cendres.
344