Mauvais Genre

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Nancy, jeudi 14 octobre 2021

Cher journal,

Tout a commencé au milieu. L'intervalle. Entre-deux. Comme au croisement ou à l'intersection des bissectrices du triangle. Juste au centre. J'ai pas réfléchi, j'ai agi comme c'était dit. Et à partir de là, tout a basculé.

Je suis tombée, tombée, tombée.

Alors, je viens de prendre ce cahier de brouillon pour écrire. Pour mettre à plat mes idées. On verra après si je continue ou pas.

Je m'appelle Alicia et le mois prochain je vais avoir 11 ans et demi. Dans la vie, j'aime les paillettes, les vernis – couleurs or et argent surtout –, les maths et les sciences, jouer aux Triominos avec Mamy, contempler les nuages et m'amuser à y voir des images avec Papy, goûter aux pâtisseries rock and roll de Maman – son truc à elle c'est de dessiner des guitares électriques sur ses gâteaux. Et puis en ce moment je suis carrément accro au nail art, j'adore trop. En fait, je passe beaucoup de temps seule pour réussir mes petits motifs multicolores sur des ongles artificiels. Bien sûr, Maman m'interdit de les porter en classe. Elle dit que cela ferait trop « mauvais genre ». Moi je trouve pas. Pour moi, le mauvais genre, c'est plutôt ces filles, là, qui te regardent avec insistance, de haut en bas. Sans un geste ni un mot, elles te font bien sentir avec leur regard de serpent que tu n'es pas autorisée à être tout simplement dans les parages. Ça me fait toujours un peu cette impression-là à la récré quand les 3e « privatisent » les w.c., comme elles disent. Moi je pense que « squatter » serait le terme le plus adéquat. Résultat, quand on n'est pas en 3e à Jean Moulin, on est toutes obligées de demander en plein cours aux profs si on peut sortir pour aller aux w.c.. Et alors là, je te garantis il faut la jouer fine, savoir faire la fille malade avec la mine éplorée et tout, car qu'est-ce que répond toujours le ou la prof quand on lui pose la question ? « Il y a la récré pour ça. » MDR.

Sinon, je suis en 6e B, matricule 2010. Cette année au collège, j'ai entendu parler de cyber harcèlement. Mais moi, je fais partie de celles dont les parents n'arrêtent pas de dire « quand tu auras 13 ans on verra, pour l'instant c'est niet ». Donc pas de Facebook, pas d'Insta ni de TikTok. J'ai beau dire à maman que toutes mes copines sont dessus, c'est non. Pas question. Elle dit qu'elle s'en fout des autres. En même temps en ce moment, ça donne de l'eau au moulin de Maman toutes ces histoires de haine et de harcèlement chez les 6e depuis la rentrée. Même Papy et Mamy sont au courant : c'est carrément devenu un sujet d'info à la télé et à la radio...

Sinon aujourd'hui, avec ma classe, on est allés au CDI. C'est la prof d'histoire-géo qui nous a accompagnés ; elle nous a juste dit, « vous allez voir, ce sera intéressant pour l'EMC ».

E=mc2 ? Pas du tout ; c'est juste comme en primaire quand on évoque en classe les sujets de citoyenneté, des valeurs, et tout ça. Éducation Morale et Civique, quoi.

Il y avait une autre dame en plus de celle du CDI. Elle s'est présentée comme animatrice pour sensibiliser au thème de l'égalité fille-garçon ; quand elle parlait, elle articulait trois fois trop, un peu comme si on était des demeurés ou quoi, des idiots. « Alors les 6e B, qui sait ce que cela veut dire DIS-CRI-MI-NA-TION ? »

Non mais franchement, on se regardait, on était gênés pour elle, alors on ne répondait rien. J'ai fini par lever le bras et j'ai dit :

— En algèbre, le discriminant correspond à la fonction des coefficients d'une équation, qui permet de déterminer le nombre de ses racines réelles et la condition pour qu'elle ait des racines doubles.

Tout le monde a ri. Évidemment, mon petit effet avait réussi.

L'animatrice a ajouté :
— Je suis impressionnée... Effectivement, tu viens de nous faire part d'une définition précieuse en mathématique, mais je voulais parler d'un sens moins rare... heu... plus commun.

Voilà, parfois j'aime bien crâner et faire rire mes camarades : j'ai plus de temps libre qu'eux pour aller voir dans le dictionnaire tous les mots qui me chantent à défaut de pouvoir faire bouger mes lèvres en play back sur une bande-son à la mode TikTok...

Alors bien sûr quelqu'un d'autre a levé sa main et a répondu :
— C'est le fait de mettre quelqu'un à part sans raison valable...

— Ouiiii, ab-so-lu-ment ! Quelqu'un peut développer ? a demandé la dame « égalité fille-garçon ».
Et tout naturellement, la conversation sur les difficultés liées à l'appartenance à tel ou tel genre a commencé entre nous. L'éducation, les jouets, les salaires, la santé, les comportements à risque... Tout y est passé.

Pour clore cette séance, l'intervenante nous a demandé de nous positionner derrière tel ou tel cercle matérialisé au sol par des petits cerceaux (un jaune et un vert). D'abord, elle nous a demandé de nous positionner à droite si on était demi-pensionnaires ou à gauche si on était externes. Il y a eu un grand mouvement dans la salle. Puis il a fallu se placer selon qu'on habitait en ville ou en périphérie, ensuite selon qu'on apprenait l'allemand ou l'anglais. Et puis pour finir, les garçons devaient se ranger à gauche et les filles à droite.

Et moi, je suis restée au milieu.

J'ai buggé en restant plantée, comme ça, à ne rien pouvoir dire ni faire. L'intervenante l'avait annoncé tel quel : ceux qui dans leur identité se ressentent garçon vont à gauche, celles qui se ressentent comme filles vont à droite.

Soudain j'ai eu cette impression de vertige... Je suis tombée, tombée, tombée.

J'ai entendu un bruissement dans les rangs, et cette réflexion de Félix : « Ni garçon ? Ni Fille ? Bien le bonjour Alicia le monstre des 6e B ! »

Je n'ai pas entendu les réponses des adultes qui ont suivi pour lui clore le bec. Mais immédiatement j'ai vu le regard de mes amies, déjà presque ce petit mouvement du menton de réprobation ; ce je ne sais quoi de jugement, ou bien de mépris, qui m'a fait atrocement mal.

J'ai pas réfléchi. Comme une fusée j'ai quitté la salle en courant et je suis partie du collège sans passer par la Vie Scolaire pour aller me réfugier chez moi.

Maman est rentrée plus tôt que prévu, elle était folle d'inquiétude :
— Première et dernière fois que tu me fais un coup pareil, compris ? 
La prof d'histoire-géo l'avait appelée. La CPE aussi et toute la cavalerie Jean Moulin.

J'ai pensé que Maman allait me punir très sévèrement ; au lieu de ça on a passé une soirée à parler comme jamais, et ce soir pour la première fois, elle m'a montré des photos d'elle petite : c'était un sacré garçon manqué en fait, toujours à jouer avec ses frères aux voitures, aux cow-boys et aux Indiens !

Demain, je suis convoquée pour un entretien avec la principale de mon établissement en présence de ma mère. Je dois assumer le fait d'être sortie de classe sans autorisation en quittant le collège ; mais Félix sera aussi présent pour me présenter ses excuses, d'après ce que j'ai compris.

À bientôt, cher journal, ça m'a fait du bien d'écrire. Je recommencerai bientôt !

Alicia.

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Illustration : Mathilde Ernst

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