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Histoire d'art
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Marcher sur la lune
Raphaëlle Frémont <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
Mercredi, c'est atelier couture avec ma mère, ma grand-mère et d'autres femmes du quartier. Ça fait quelques années maintenant et toutes me connaissent depuis l'enfance. J'aime bien venir ici, même si c'est plus compliqué depuis que je suis en fauteuil. Enfin c'est surtout plus long, parce qu'on habite dans une des tours juste à côté.
Christine, la prof, nous apporte toujours des nouveaux projets, des tissus, du ruban et ma mère apporte du wax, par kilomètres, qu'elle rapporte du Sénégal. J'ai une collection de robes du dimanche de toutes les tailles et de toutes les couleurs grâce à cet atelier. Je me fais aussi des sacs, et j'ai même customisé le dossier de mon fauteuil. Tout en wax, bien sûr, fierté familiale oblige.
Ce mercredi, quand on arrive, tout le monde est encore au café, à discuter. Christine, en leur montrant une photo sur son téléphone, leur raconte la dernière expo qu'elle est allée voir. Elle interpelle ma mère pour qu'elle vienne voir cette photo. Toutes les femmes se mettent à rigoler, et ma mère rit avec les autres. Je me tends. Lorsque les autres personnes de l'association, en majorité blanches, nous associent automatiquement au wax ou à un autre élément de notre culture, j'ai l'impression de n'être réduite qu'à ça, qu'à une caricature. C'est pas méchant, je sais bien, et c'est vrai qu'on porte toujours du wax, mais je ne peux pas m'empêcher d'y voir une forme de racisme. Ma grand-mère pose une main sur mon épaule, pour me signifier de me taire. Elle parle peu mais elle connait mes révoltes intérieures, que ma mère semble ne pas comprendre.
On se rapproche, et la photo m'intrigue. Ce sont... des astronautes habillés en wax ! Ma colère faiblit. Je demande à Christine ce que c'est. Elle m'apprend que c'est une œuvre d'un artiste britannico-nigérian, Yinka Shonibaré. Et qu'il est en fauteuil roulant, aussi. Je comprends mieux pourquoi l'image des astronautes me parle autant... combien de fois j'ai rêvé, moi, de devenir astronaute, comme Fatoumata Kebe ! Sentir que la gravité n'existe plus, sortir de cette pesanteur permanente et goûter à la liberté de l'impesanteur...
Et puis le faire en wax, j'adore l'idée. Je sais que ça peut paraître caricatural, je sais même qu'à l'origine ce tissu n'est pas africain, mais c'est aujourd'hui ce qui fait l'identité de ma famille. Franco-Sénégalaise. On est les deux et on est entre deux. Reprendre la caricature, l'endosser et en faire une fierté, c'est ce que j'essaye de faire tous les jours. Et franchement, ce serait tellement beau, tellement classe, d'aller porter nos couleurs jusque dans l'espace ! Parce qu'il faut être honnête, mais leurs tenues blanches, c'est d'un triste... Christine me dit que l'œuvre s'appelle « vacances », et je souris. Oui, partir en famille en vacances, quelle que soit notre origine et jusque sur la lune.
Je ne me souviens pas d'avoir ressenti autant de joie et d'espoir depuis que je ne peux plus marcher. Moi qui ai déjà du mal à monter la pente devant l'immeuble parce qu'ils l'ont faite trop pentue pour les roues d'un fauteuil, je me reprends à rêver. Rêver d'un monde accessible à toutes et à tous, quelles que soient nos origines, nos possibilités, nos envies.
Rêver de marcher sur la lune, peut-être.

« Vacation » de Yinka Shonibare
Yinka Shonibare est un artiste contemporain britannico-nigérian. Il évoque avec « Vacation (Vacances) » la question du droit de circuler librement, droit qui échappe à la plupart des non-occidentaux. Il aborde également ici le sujet de la conquête de l'espace. L'artiste revendique un droit de l'homme africain à participer aux grandes avancées de la science et aux conquêtes dont il a été exclu.
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