Maman

Je me revois, petit bonhomme de six ans, debout auprès de ma mère qui tient sur son bras mince mon petit frère âgé de six mois. Devant l'évier de pierre de la cuisine, comme elle qui écarte les rideaux de sa main libre, je guette à la fenêtre dans l'obscurité glaciale de cette soirée de novembre pour les phares de notre nouvelle voiture. Ma sœur de deux ans mange de la purée sur sa chaise haute. Moi, je n'ai pas encore dîné. Comme je suis grand maintenant, maman m'a autorisé à attendre avec elle le retour de mon père.

Il est 20H30, Papa a déjà deux heures et demi de retard. Maman a couché ma sœur et le bébé dans l'unique chambre familiale mais ne se soucie pas de moi qui doit pourtant aller à l'école demain. Je ressens que le moment est important. Mon chien, qui a mon âge, fait les cent pas dans la pièce, s'arrête, nous regarde inquiet, reprend sa marche.
« Il est peut-être allé voir Jo » dit ma mère, « Et il sera resté pour prendre l'apéritif ». Jo, un des copains d'Algérie où mon père a passé près de trois ans dans le contingent des appelés envoyés pour la pacification. Ils se retrouvent souvent ces anciens soldats, nombre d'entre eux boivent et fument beaucoup, parlent fort et bizarrement les conversations s'arrêtent instantanément quand entrent dans la pièce femmes ou enfants.
Libéré il y a quelques années, il a rejoint ma mère et moi qui vivions en attendant chez mes grand-parents maternels. Le jeune couple a acheté à crédit cette petite maison de deux pièces à la campagne dans un bourg perdu, ils m'ont donné ensuite une sœur et dernièrement un frère. Mon père a trouvé du travail à l'usine et après des années à rouler en moto, ils viennent d'acquérir enfin une automobile pour leur petite famille.
Quelle fierté nous avions tous les trois quand la belle Simca Aronde bleu ciel au toit blanc fût garée une belle après-midi d'été devant la petite maison ! Et quel soulagement pour ma mère qui avait toujours peur à moto derrière mon père qui aimait bien trop la vitesse et traversait trop rapidement les villages endormis au guidon de sa BSA Gold Star tonitruante.
« C'est une tête brûlée, il est un peu fou depuis son retour de là-bas ! », disait en douce les voisins qui craignaient un peu cet ouvrier métallurgiste costaud de 26 ans au caractère bien trempé.

22H00. Ma mère ne tient plus, elle est toute pâle, son visage n'est qu'une grimace et elle se tord nerveusement les mains. Elle est accompagné maintenant de notre voisine, un dame plus âgée qu'elle est partie chercher. Dans le village, il n'y a pas encore de téléphone. Le chien, sentant l'inquiétude ambiante, se met à aboyer à la mort, trois fois, puis s'arrête.
«  Il est arrivé quelque chose au Papa ! » me dit-elle avec des larmes dans les yeux. Moi, bêtement, je pense à mon grand-père qu'elle appelle « Papa », mon esprit de six ans refusant de croire que quelque chose peut arriver à mon père, mon héros .
Je suis assis par terre, près du poêle à bois qui ronronne, et je caresse mon chien qui gémit par moment. Soudain, à travers la fenêtre, les volets n'ont pas été fermés, les phares d'une voiture. Je me lève plein d'espoir et rejoins ma mère au bras de la voisine. Ce n'est pas mon père qui s'est arrêté devant la maison, mais une Estafette Renault comme celle du boucher qui passe deux fois par semaine.
Les deux gendarmes sont sur le pas de la porte, ils parlent tout doucement, des mots s'échappent « grande vitesse, un mur, décédé à l'hôpital ». Les deux femmes s'enlacent en pleurant, je les rejoins.
J'ai 6 ans, maman 24 et à partir de ce jour sans homme, elle me fera découvrir la force et le courage des femmes.