Maître

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. »
Fier, il se tenait droit comme un piquet, tenace comme une sentinelle.
Roué de coups d'acier, il prenait cet air hautain qu'il devait à sa mère, il tressaillait mais ne se courbait point, comme une voile hissée haut, qui frétille au gré du vent mais fidèle à son mât, ne cède pas pour autant. Sous les lueurs ardentes du zénith, il demeurait seul face à son bourreau, les siens gisaient autour de lui, morts depuis peu. Seules deux âmes s'animaient encore au cœur de la forêt, la sienne et celle de celui qui l'écorchait à maints coups sauvages. Se mêlaient gémissements et rugissements à en faire une symphonie dont l'écho traversait la forêt, retentissait le long de la vallée et allait frapper aux portes des villages avoisinants. Mais les portes étaient depuis fort longtemps fermées à double tour, et les lumières, tout comme les souffles et les esprits, furent depuis fort longtemps étouffées, sombrant les villages dans le noir, habillant les villages de deuil. Abandonné, il demeurait seul face à son destin, seul dans une forêt où suintait la mort des siens. Il menait sa dernière bataille sur cette terre qui vit naître ses aïeux, et où s'entassaient désormais leurs cadavres noircis.
« Rien ne sert de frapper si fort, hachait-il entre deux coups en feignant la vigueur, vous vous fatiguez en vain. »
L'autre n'aimait pas les têtes dures. Rares étaient ceux qui osaient lui faire front, ils finissaient tous par prêter serment d'allégeance à sa personne. Meurtris, esquintés, même les plus grands, les plus puissants, ceux qui tenaient les rênes des plus admirables royaumes, finissaient par crouler à ses pieds. Il ne restait plus que quelques voix rebelles à étouffer avant qu'il ne se proclamât maître des lieux. Il perdait patience, et frappait de plus belle, aveuglé par la rage et la lumière éblouissante du midi, plus l'objet de sa haine se montrait tenace.
« J'ai la peau dure, vous savez. A force de cogner, vous vous épuiserez avant moi. »
Certes les coups accablaient son corps de géant. Il eut beau faire le vaillant, il n'était pas fait de marbre. Il s'affaiblissait petit à petit, son torse déchiré de partout brûlait de douleur comme brûlent les cendres aux feux de la géhenne. L'autre lui infligeait toutes sortes de châtiments amers, le poussant à se soumettre.
« Je ne vous appellerai pas maître », hoquetait-il parfois avec le peu de force qui lui restait, et puis, il se taisait, et se retenait de gémir.
Il endurait dans le silence, à l'image de celui qui, il est quelque mille ans, fut crucifié un vendredi. Il saignait comme jamais auparavant, et quand la douleur se faisait intenable et que sa gorge se nouait, il levait les yeux vers le ciel, vers l'infinité du dôme bleuâtre d'où il tirait sa force, et respirait l'air du Nord.
« Je ne vous appellerai pas maître », répétait-il comme pour graver sa résilience dans l'air du temps.
A présent, il frétillait comme un poisson hors de l'eau, jamais il ne s'était senti aussi faible. Ce n'était pourtant guère la première fois qu'il voyait sa terre prise d'assaut, qu'il se livrait à la guerre. Ils avaient été plusieurs à venir de loin brandir leurs étendards, pour tenter à coups de fer et d'acier de conquérir ces lieux saints. Mais les siens furent toujours plus forts, ils n'avaient connu de leur vivant que le goût de la gloire et de l'eau de pluie.
« Je ne vous appellerai pas maître. »
Il avait de l'honneur comme tous ceux d'ici. Il baissa les yeux, et pour la première fois, prit conscience de l'hécatombe qui l'entourait. Pour la première fois, il sentit l'odeur de la mort qui empestait le bercail, l'odeur du vide. Il était seul, silencieusement seul, affreusement seul. Tous ceux qu'il avait connus et aimés, gisaient au sol, à ras les fourmilières, entassés les uns au-dessus des autres. Il survola la vallée de son regard, pour une dernière fois, il surveilla les chaumières muettes des villages hantés par les sifflements du vent qui faisait craquer les brindilles de bois.
« Je ne vous appellerai pas maître. »
Cette fois-ci, il le murmura comme qui égrène son dernier chapelet, récite sa dernière prière.
Il fut extirpé de ses chimères, de son épopée. La victoire, s'il n'est plus personne à qui l'offrir, est la plus triste des défaites.
Alors, il céda à la douleur. Elle envahit son âme. Peu à peu, il se sentit perdre ses esprits, il tenta d'ouvrir ses yeux pour la toute dernière fois, de remercier le ciel pour sa pluie, pour sa neige, pour ses lueurs, pour toutes ses humeurs. Le ciel était un ami. Mais il fut déjà trop tard. Ces yeux peinaient à s'ouvrir.
« Je ne vous appellerai pas maître » balbutiait-il, ivre de sueur et de sang.
Et quand vint le coucher, alors que le ciel se teintait de rose, vint le dernier coup d'acier trancher son torse en deux. Il plut des morceaux de chair, par-ci, par-là, et régna pour l'espace d'un moment, un lourd silence pesant.
Le silence qui précède le bruit.
Et puis vint le bruit.
Au pied de la hache, s'effondra le cèdre.
Le bruit de son tronc, se heurtant à la terre de tout son long, traversa la forêt de souches, retentit le long de la déserte vallée, fit trembler les portes des villages avoisinants et résonna dans toutes les forêts du pays qui jadis abritaient des pins, des oliviers, des chênes et des palmiers. Mais le dernier bruit, personne ne l'entendit, car même les oiseaux avaient égaré, il y a fort longtemps, tous les chemins qui mènent au Liban.