Mademoiselle

- Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître. De même que vous ne m'appellerai jamais esclave ! Bougre d'homme !

Le maître l'avait regardée avec des yeux tellement froncés que ça avait froissé son front, il s'était tu et avait ouvert sa main, réclamant d'un geste autoritaire la main de l'élève. Elle avait, la tête haute, déposé ses doigts sur ceux du maître qui, avec une règle en bois, avait frappé les phalanges de l'enfant. Une fois, un coup vif, une deuxième fois, plus sec, une troisième fois, plus fort. Elle avait retenu ses larmes et s'était rassise, attendant la fin de la leçon sans rien dire, sous les yeux étonnés, choqués, admiratifs, jaloux, ahuris, fâchés, de ses camarades de classe. Lentement, elle avait laissé glisser sur sa joue une larme étincelante. La fin des cours avait sonné, tout le monde s'était jeté hors de la salle pour prendre les chemins de la liberté. Elle avait rangé ses affaires dans son cartable.
- Mademoiselle Demahis !, avait interpelé l'instituteur.
Elle avait levé les yeux vers l'homme, pleine de crainte et de haine. L'homme s'était mis en marche vers elle, lentement, les mains croisées derrière le dos, la règle en bois entre les doigts, le sourire au visage.
- Mademoiselle Demahis, avait-il répété, avez-vous des problèmes avec l'autorité ?
- Non, Monsieur, pas encore. Mais j'ai lu les Lumières, j'ai lu Rousseau, j'ai lu Voltaire, et permettez-moi de vous dire que votre école les méprise, pire, que votre enseignement les écarte de notre patrimoine ! L'école républicaine, Monsieur, oublie les hommes qui ont pensé la République !
Le maître se tut, surpris, et passa deux doigts sur les poils de sa moustache, embarrassé.
- D'autres questions, Monsieur ?, demanda la jeune femme en fermant son cartable et en se levant.
Elle quitta la salle, laissant l'instituteur seul, figé dans un silence ingrat coincé entre l'humiliation et l'épiphanie.
Mademoiselle Demahis rentra chez elle à pieds, le sourire aux lèvres mû par une drôle de fierté.

Le lendemain, elle revenait au lycée et s'assit à sa table. On la dévisagea, on lui sourit parfois, on la jugeait de toute façon, car qu'on soit pour ou contre, on ne pouvait plus ignorer son geste. Pendant la leçon, le professeur lui lançait des regards complices et des sourires espiègles de temps à autre, qu'elle ignorait physiquement mais dont son orgueil adolescent se nourrissait. A la fin de la journée, il l'interpela à nouveau.
- Vous voulez faire quoi, plus tard, Mademoiselle ?
- Institutrice, Monsieur.
- Allons bon, vous ?! Instruire les enfants ? En faire de bons républicains ?
- Non, Monsieur ! Instruire les enfants pour en faire de bons êtres humains.
- Mais, Mademoiselle, vous n'êtes pas sans savoir que nous ne sommes pas libres d'enseigner n'importe quoi aux enfants, qu'il y a un programme, un objectif, dans notre école républicaine !
- Eh bien, je ferai une école libre, enseignant un savoir libre, avec des enfants libres !
Elle ramassa son cartable avec nonchalance et sortit de la salle le sourire monté jusqu'aux oreilles, encore plus fière que la veille, devant le désarroi amusé du professeur qui devenait admiratif de la naïveté et de la détermination de cette jeune femme.

En rentrant chez elle, un garçon l'aborda dans la rue.
- Mademoiselle ! Euh... Bonjour !
Elle ne répondit rien.
- J'm'appelle Martin, et vous ?
- Louise, répondit-elle. Louise Demahis.
- C'est un joli prénom, ça, Louise ! Demahis, oh, ça vous va bien ! Comme un épi... de maïs !
Louise sourit, rougit un peu des joues. Le garçon lui proposa de la revoir. Elle dit qu'elle ne pouvait pas ce soir, mais que le lendemain, c'était possible. Elle rentra chez elle, fière et excitée.
Le lendemain, elle retrouvait Martin là où ils s'étaient donnés rendez-vous.
- Bonjour, Louise Demahis !, avait farouchement articulé Martin en se courbant le dos.
- Non. Je ne suis plus Demahis. Hier j'ai perdu le patronyme de mon père, j'ai pris celui de ma mère.
- Comment faut-il vous appelez, désormais ?, articula l'histrion séducteur.
- Louise. Louise Michel.
Le garçon sourit. Il proposa à la jeune femme de se promener un peu. Louise n'avait pas beaucoup de temps, mais elle accepta quand-même car Martin avait l'air idiot, gentiment, tendrement idiot. Elle finit par lui dire, trouvant l'argument idéal pour ne plus le revoir. La transformation de mademoiselle Demahis en Louise Michel avait opéré en elle une métamorphose plus grande, c'était comme si sa libération du joug paternel, d'un père qu'elle n'avait jamais connu, l'avait libérée de l'ensemble des hommes. Martin revint, le lendemain, et l'attendit toute la journée, pendant qu'elle resta dans sa chambre à lire et à s'instruire.

L'année suivante, elle allait à Chaumont étudier l'art d'enseigner. Sa formation durerait un an, à l'issue de laquelle elle serait sous-maîtresse. Cela la faisait sourire, elle repensait à son professeur qu'elle avait refusé d'appeler maître, et elle deviendrait sous-maîtresse à la fin de l'année ! Elle trouverait un autre nom.
- Enseigner, avait dit l'enseignant, c'est comme faire pousser des fleurs ! Appelons l'eau Histoire, l'air Sciences, la tourbe Philosophie et le Soleil Français, et voilà que nous sommes des cultivateurs, voilà que nous cultivons notre jardin, comme dirait Voltaire, notre jardin d'enfants !
Louise leva deux fois les yeux au ciel, d'abord devant la métaphore puis après la référence vulgaire à Voltaire.
- Enseigner, poursuivait l'enseignant, n'est-ce pas le plus beau métier du monde ? Le métier qui crée l'avenir, un avenir nourri du passé et conscient du présent. L'école, c'est le navire qui fonce à travers les flots, vers l'horizon.
Louise Michel leva encore les yeux au ciel et soupira, abasourdie par ce qu'elle entendait.
- Pardon, mademoiselle ? Vous n'êtes pas d'accord avec moi ?, avait interrompu le maître.
Louise avait dû se lever et, dans le silence de la classe, solitaire, s'était mise à parler :
- Tout dépend de l'eau que vous utilisez pour arroser vos plantes, de l'air que vous voulez pour oxygéner vos tiges, de la tourbe que vous empruntez pour nourrir vos racines, Monsieur ! Tout dépend de l'horizon que vous décidez de pointer ! Il faut soigner ses métaphores.
Elle se rassit dans le même silence dans lequel elle s'était levée, et après quelques secondes sans rien dire, l'enseignant avait repris son cours. On la regardait avec des yeux ronds, et parfois un petit sourire inconscient, car on aimait bien la répartie des élèves face aux maîtres comme on s'extasiait devant les histoires de révolte d'esclaves.

A la fin de l'année, Louise avait vingt-deux ans et son brevet de sous-maîtresse en poche. Elle s'installerait dans une école pas très loin, on lui avait proposée un poste. Mais avant cela, elle devait, comme c'était la coutume, prêter serment au Président de la République qui, cette année, avait fait un coup d'État et était devenu Empereur. Louise Michel refusa. Jamais elle ne se plierait aux volontés orgueilleuses de cet homme qui avait tout détruit, la France, le passé, l'avenir. Jamais elle ne se laisserait emporter par cette mode infâme et éternelle de se courber devant le Maître. Elle irait la tête haute, sans sourire. Elle ne prêterait pas serment. Jamais de la vie.

L'année suivante, au mois de septembre, pour la rentrée des classes, elle ouvrit une école libre à Audeloncourt. Elle y enseigna un an avant. Deux ans plus tard, elle en ouvrait une à Clefmont. L'année suivante, une autre à Millières, conformément à l'objectif qu'elle s'était donné. Ce fut la réponse aux trois coups de règle qu'elle avait pris sur les doigts ; ce fut son potager, là où poussèrent ses idées sur l'éducation, qu'elle arrosait d'une eau nouvelle issue d'un puits infini de possibilités inconnues et d'un soleil immensément curieux ; ce fut sa revanche sur ses maîtres. Au lieu de se faire appeler « Maîtresse », elle préféra qu'on l'appelle « Mademoiselle ».