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— Te souviens-tu des jours heureux ?
Hein Neij ?
— Te souviens-tu comme nous avons été heureuses ? Te rappelles-tu comme nous avons été aimées ?
Neij sur les genoux et Lady perchée sur l'épaule, madame Alice était, comme cela lui arrivait de plus en plus souvent, perdue dans ses souvenirs. Elle rêvait en regardant par la fenêtre, obstruée par de vilains barreaux. Hélas ils lui gâchaient un peu la vue, mais, à notre époque, avec toutes ces horreurs, ces faits divers, il fallait être prudent.
Il était bientôt 19 heures et le repas n'allait pas tarder à lui être servi. Oui, elle préférait maintenant se faire porter ses repas dans sa chambre plutôt que de descendre dans la grande salle à manger de l'hôtel. Trop de lustres, trop d'agitation, trop de monde... Elle n'était plus faite pour tout cela. Elle préférait la tranquillité un peu austère de sa petite chambre, le bruit de ses souvenirs, et ses dîners rapides et légers en tête à tête avec elle-même et ses animaux. Elle qui avait tant aimé les mondanités, les discussions animées, les fêtes, elle aspirait au calme à présent. Or, l'hôtel était bruyant, trop bruyant surtout en haute-saison, comme en ce moment : éclats de voix, cavalcades dans les étages, cris, rires... Les gens ne savaient plus se tenir ! Mais madame Alice ne se plaignait pas. Elle ne se plaignait jamais. D'ailleurs, si elle était venue ici, il y a quelques années, n'était-ce pas pour être entourée, pour voir du monde, pour entendre des voix et ainsi se sentir vivante et moins seule ?
Elle était donc assise là, sur une chaise, et contemplait l'arbre de la cour, qui au fil des ans, était presque devenu son arbre tant elle avait passé d'heures à le regarder. En la voyant ainsi, le regard fixé sur cet arbre, Catherine disait en riant : « Tiens, madame Alice est de nouveau partie au pays des merveilles ! ». Catherine... et dire qu'elle avait oublié de prendre l'adresse de cette charmante jeune femme qui était venue passer là quelques semaines de vacances ! Elles avaient sympathisé malgré leur différence d'âge. Peut-être reviendrait-elle l'été prochain, qui sait ? Mais elle en doutait. Les gens allaient, venaient, restaient parfois un certain temps mais ne revenaient pas, sans doute attirés par la nouveauté, avides d'exotisme, de découvertes... Ah la vie était parfois cruelle : elle mettait sur votre route des êtres qui devenaient chers à votre cœur, avec lesquels on tissait des liens étroits, et puis, un beau jour, les routes se séparaient, les liens se brisaient et chacun partait de son côté, sans se retourner.
Elle avait ainsi perdu de vue tant d'amis, de parents... Un instant, sa pensée s'attarda sur quelques-uns des visages qu'elle avait aimés par le passé et dont elle ignorait tout à présent. Elle pensa à sa fille, à ses petits-enfants qu'elle n'aurait même pas reconnus dans la rue, qui habitaient si loin et ne donnaient jamais de nouvelles et, enfin, comme si elle avait retardé ce moment pour mieux le savourer, elle pensa à Georges. À quoi ressemblerait-il aujourd'hui ? Il aurait eu soixante-sept ans le mois dernier. Elle lui avait souhaité son anniversaire mentalement, comme elle le faisait depuis quatorze ans. Et oui, cela faisait quatorze ans ! Seulement quatorze ans ! Elle avait l'impression qu'un siècle ou deux s'étaient écoulés depuis sa mort. Elle qui avait toujours été si occupée, si pressée, elle qui n'avait jamais eu une minute à elle, voilà qu'elle en avait maintenant beaucoup trop. Elle se trouvait oppressée, noyée, engloutie par toutes ces minutes qui, lentement, de plus en plus lentement d'ailleurs, s'écoulaient une à une pour enfin l'emmener jusqu'au soir.
Quatorze ans donc que Georges l'avait laissée seule, perdue et désemparée dans un monde qu'elle ne comprenait plus et dans lequel elle se sentait anachronique.
Elle sourit en se remémorant ses promenades dans la cour de l'hôtel avec son impeccable chignon, sa démarche altière et ses vieilles robes surannées. Les autres femmes n'étaient pas vêtues de la sorte : jeans, pantalons de toile mal coupés... De nos jours, on pouvait se promener dans un grand hôtel en jogging et en baskets. Bientôt, on irait à l'Opéra en pyjama ! Non, vraiment, tout ceci dépassait madame Alice, et ce n'était là, qu'un détail parmi beaucoup d'autres.
Ce monde était devenu trop grand, trop moderne, trop violent pour elle. Elle en avait peur. Même la rue l'effrayait à présent. Son monde se bornait à cet hôtel. Elle n'en sortait plus, et c'était très bien comme ça.
Avec Georges, cela aurait été différent, sans doute. À son bras, elle n'avait peur de rien. Il était si grand, si fort, si protecteur. Un mari parfait !
Si parfait qu'elle n'avait d'abord pas pu croire à cette liaison. Et pourtant...
Elle avait été extrêmement déçue, blessée, meurtrie même, et elle le lui avait fait comprendre, mais cela remontait à si loin que tout était oublié, pardonné depuis longtemps.
Elle se sentait si seule maintenant. Heureusement qu'il lui restait ses animaux. D'ailleurs, il n'y avait plus qu'avec Neij, sa belle chatte angora, et Lady, sa femelle chimpanzé, qu'elle se sentait parfaitement bien. Elles vivaient là, toutes les trois, en parfaite harmonie, dans cette chambre pourtant très petite. Personne depuis longtemps, à l'hôtel, ne se formalisait plus de la présence d'animaux dans la chambre de madame Alice. Et puis, ses animaux avaient fait leurs preuves : jamais de bruit, jamais de saleté ni de poils sur le lit... Madame Alice y veillait. Qu'aurait-elle fait si on lui avait demandé de s'en séparer ? Heureusement, le directeur de l'hôtel ne savait rien lui refuser, elle était une si bonne cliente. Et puis, sans doute, avait-il un petit faible pour elle...
La porte s'ouvrit brutalement, et, bien qu'habituée, madame Alice ne put s'empêcher de sursauter.
Les petites du room service !
Rien à faire, elle avait eu beau leur en faire la remarque à de nombreuses reprises, elles entraient dans sa chambre avec un sans-gêne et une impolitesse défiant toute mesure !
Il faudrait hélas qu'elle en réfère au directeur car vraiment, sa patience était à bout, sans compter que ce manquement aux règles de politesse les plus élémentaires nuisait considérablement au standing et à la réputation de l'hôtel des Baumettes...
Andrée servait depuis plus de dix ans les repas à la prison et on peut dire qu'elle en avait vu défiler des bizarres, des cinglées, des dangereuses, des sinistres, des paumées, des attachantes, des inquiétantes... mais celle-ci, c'était un cas unique.
Elle jeta un coup d'œil à Laurence, la gardienne, qui se tenait dans l'entrebâillement de la porte, et les deux femmes échangèrent un sourire.
— Non mais regardez-moi cette vieille folle avec ces peluches pleines de mites, se disait Andrée en déposant le plateau sur la petite table. Ça minaude, ça fait la délicate et ça prend des airs raffinés. Bah pardi ! C'était pourtant pas très délicat la façon dont elle a charcuté son bonhomme, ni très raffiné d'l'enterrer dans son jardin, à mains nues, au beau milieu de ses hortensias !
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