La mer n'a pas sa pareille pour se montrer tantôt placide, tantôt cruelle. Les marins le savent qui veillent à ne pas l'oublier et à être toujours sur le qui-vive, même quand le temps combine soleil et quiétude. Qu'ils soient pêcheurs, qu'ils soient plaisanciers, qu'ils partent pour de longues bordées ou longent les côtes ourlées de dents de roches, ils doivent mesurer leur confiance. Qu'ils relâchent leur vigilance... Rien n'indique que l'océan n'en profitera pas pour déchaîner ses haut-le-coeur.
Mathieu en avait conscience, lui qui avait pour prénom celui de la pointe Beg Lokmazhe qui coupait son pays de l'étendue salée. Comme d'autres avant lui, il était pêcheur. Un choix ? Non. Plutôt une évidence. Il avait hérité d'un rafiot qui tenait encore la barre, et dont il espérait qu'il lui rendrait dans les années à venir, encore, de bons et loyaux services. Il le mènerait jusqu'au bout avant de boucler son temps. Il fallait que ce soit comme ça.
Mathieu vivait avec les marées, leur âpreté, ce balancement entre la terre repue de sel et la grande couverture glaz. Il vivait avec l'odeur du poisson imprégnée dans la peau. Il vivait avec le rythme d'un monde qui, s'il ne remplissait pas à ras bord ses poches, gonflait ses poumons du grand air.
Depuis quelque temps cependant, les conditions ne s'amélioraient pas et être patron pêcheur le mettait sur le fil... du rasoir. De plus en plus, il devait prendre des risques. Avant, il ne serait certainement pas sorti du port et aurait attendu prudemment que les éléments s'apaisent. Mais aujourd'hui, ce n'était plus la même affaire : il y avait les traites, le matériel à changer, les normes à respecter, et la liste ne cessait de s'allonger. La pression, mais pas celle qui coule dans le bec au troquet !
Alors, ce jour-là, même si la météo prévoyait un « coup de vent frais » sur Penn-ar-Bed, il mit sa coque à l'eau. Avec un peu de chance, rares seraient les collègues qui se frotteraient à l'affaire. Avec un peu de chance, le poisson se prendrait au filet. Avec un peu de chance, il aurait le temps de rentrer, et si ça se trouve, sans trop de casse. Mais pour ça, fallait pas traîner : plus il partirait vite, plus vite il serait de retour au bercail. À l'exercice, il s'y connaissait !
Comme il l'avait espéré, il était quasi seul sur la mer qui ne faisait pas encore le gros dos. Il laissa derrière lui le sémaphore de la pointe et partit sur Iroise. Iroise la belle, Iroise l'intrépide. Il se souvint du nom qu'il avait donné à son embarcation : il avait d'abord pensé à « L'Intrépide », mais il avait choisi « Ma fierté » et c'est avec fierté qu'il prenait le large.
Mais on a beau invoqué la chance, le mauvais œil cligne parfois de sa paupière... Et les nuages se massaient du côté de Molène. Lourds et chargés d'orage-s, d'intentions mauvaises. Les choses se passèrent très vite. Ils n'eut pas le temps de redresser la barre et de changer de cap. Ce n'était pas le poisson qui mordait mais lui qui était bel et bien ferré. Il n'était pas comme les cétacés qui actionnent leur sonar, il ne connaissait pas les prières qui sauvent des tourments, il était dans le nœud et sa balise intérieure perdait sa boussole. Les paquets de mer se fracassaient sur le pont, le roulis ballottait son cœur, il était trempé jusqu'à l'os et ses yeux ne trouvaient plus de repère notoire. C'en était fini cette fois-là, il le sentait, il le savait. Il n'avait plus qu'à se laisser faire... Bientôt les récifs aiguiseraient leur tranche et il sombrerait corps et âme dans un dernier fracas. Personne n'y pouvait rien. Surtout pas lui. C'était comme ça.
Quand il vit des nageoires jaillir de l'écume, il crut à un mystère surgi des profondeurs d'un roman à la Jules Verne. Une baleine ? Ce serait une redite du mythe de Jonas, pas pour de faux mais pour de vrai. Quand l'évent cracha ses ouragans, son gosier se serra comme un étau et le goût de la vase emplit ses poumons. Il défaillit et roula sur le pont, inanimé.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il crut qu'il était mort. Il était impensable qu'il ait survécu à une telle embardée ! Et pourtant... Il était allongé dans une couverture de survie qui brillait comme de l'or.
Il sut.
Il sut où il était.
Il sut qu'il se trouvait sur cette sentinelle qu'il avait croisée une ou deux fois au large des côtes bretonnes. L'Abeille Bourbon ! Avec sa carlingue placide, son bandeau tricolore, son nez musclé, sa voix rouillée d'embruns qui sonnait les alertes. L'Abeille Bourbon, par tous les temps, par tous les vents.
L'Abeille Bourbon avait repéré sa détresse et n'avait pas failli au devoir des braves. Elle avait fendu la masse d'eau, le mur épais de la houle. La manœuvre, comme souvent, s'était révélée délicate. Il avait fallu aller le récupérer in extremis avant que son radeau ou ce qu'il en restait s'enfonce pour de bon. Puis le hisser inconscient à bord et lui prodiguer les soins nécessaires pour pallier l'hypothermie.
Avant que l'épuisement le saisisse à nouveau, il murmura : « Chapeau, capitaine Nemo ! »
Mathieu en avait conscience, lui qui avait pour prénom celui de la pointe Beg Lokmazhe qui coupait son pays de l'étendue salée. Comme d'autres avant lui, il était pêcheur. Un choix ? Non. Plutôt une évidence. Il avait hérité d'un rafiot qui tenait encore la barre, et dont il espérait qu'il lui rendrait dans les années à venir, encore, de bons et loyaux services. Il le mènerait jusqu'au bout avant de boucler son temps. Il fallait que ce soit comme ça.
Mathieu vivait avec les marées, leur âpreté, ce balancement entre la terre repue de sel et la grande couverture glaz. Il vivait avec l'odeur du poisson imprégnée dans la peau. Il vivait avec le rythme d'un monde qui, s'il ne remplissait pas à ras bord ses poches, gonflait ses poumons du grand air.
Depuis quelque temps cependant, les conditions ne s'amélioraient pas et être patron pêcheur le mettait sur le fil... du rasoir. De plus en plus, il devait prendre des risques. Avant, il ne serait certainement pas sorti du port et aurait attendu prudemment que les éléments s'apaisent. Mais aujourd'hui, ce n'était plus la même affaire : il y avait les traites, le matériel à changer, les normes à respecter, et la liste ne cessait de s'allonger. La pression, mais pas celle qui coule dans le bec au troquet !
Alors, ce jour-là, même si la météo prévoyait un « coup de vent frais » sur Penn-ar-Bed, il mit sa coque à l'eau. Avec un peu de chance, rares seraient les collègues qui se frotteraient à l'affaire. Avec un peu de chance, le poisson se prendrait au filet. Avec un peu de chance, il aurait le temps de rentrer, et si ça se trouve, sans trop de casse. Mais pour ça, fallait pas traîner : plus il partirait vite, plus vite il serait de retour au bercail. À l'exercice, il s'y connaissait !
Comme il l'avait espéré, il était quasi seul sur la mer qui ne faisait pas encore le gros dos. Il laissa derrière lui le sémaphore de la pointe et partit sur Iroise. Iroise la belle, Iroise l'intrépide. Il se souvint du nom qu'il avait donné à son embarcation : il avait d'abord pensé à « L'Intrépide », mais il avait choisi « Ma fierté » et c'est avec fierté qu'il prenait le large.
Mais on a beau invoqué la chance, le mauvais œil cligne parfois de sa paupière... Et les nuages se massaient du côté de Molène. Lourds et chargés d'orage-s, d'intentions mauvaises. Les choses se passèrent très vite. Ils n'eut pas le temps de redresser la barre et de changer de cap. Ce n'était pas le poisson qui mordait mais lui qui était bel et bien ferré. Il n'était pas comme les cétacés qui actionnent leur sonar, il ne connaissait pas les prières qui sauvent des tourments, il était dans le nœud et sa balise intérieure perdait sa boussole. Les paquets de mer se fracassaient sur le pont, le roulis ballottait son cœur, il était trempé jusqu'à l'os et ses yeux ne trouvaient plus de repère notoire. C'en était fini cette fois-là, il le sentait, il le savait. Il n'avait plus qu'à se laisser faire... Bientôt les récifs aiguiseraient leur tranche et il sombrerait corps et âme dans un dernier fracas. Personne n'y pouvait rien. Surtout pas lui. C'était comme ça.
Quand il vit des nageoires jaillir de l'écume, il crut à un mystère surgi des profondeurs d'un roman à la Jules Verne. Une baleine ? Ce serait une redite du mythe de Jonas, pas pour de faux mais pour de vrai. Quand l'évent cracha ses ouragans, son gosier se serra comme un étau et le goût de la vase emplit ses poumons. Il défaillit et roula sur le pont, inanimé.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il crut qu'il était mort. Il était impensable qu'il ait survécu à une telle embardée ! Et pourtant... Il était allongé dans une couverture de survie qui brillait comme de l'or.
Il sut.
Il sut où il était.
Il sut qu'il se trouvait sur cette sentinelle qu'il avait croisée une ou deux fois au large des côtes bretonnes. L'Abeille Bourbon ! Avec sa carlingue placide, son bandeau tricolore, son nez musclé, sa voix rouillée d'embruns qui sonnait les alertes. L'Abeille Bourbon, par tous les temps, par tous les vents.
L'Abeille Bourbon avait repéré sa détresse et n'avait pas failli au devoir des braves. Elle avait fendu la masse d'eau, le mur épais de la houle. La manœuvre, comme souvent, s'était révélée délicate. Il avait fallu aller le récupérer in extremis avant que son radeau ou ce qu'il en restait s'enfonce pour de bon. Puis le hisser inconscient à bord et lui prodiguer les soins nécessaires pour pallier l'hypothermie.
Avant que l'épuisement le saisisse à nouveau, il murmura : « Chapeau, capitaine Nemo ! »