«M Monde»

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. » Sous l'effet de l'agonie, avec un ton partagé entre courroux et souffrance prononcée, telles étaient les paroles qui résonnaient dans la pièce d'à côté où se trouvait mon ami Bello. Cette fois encore c'était le coup de trop que lui avait infligé l'un des fidèles bourreaux représentant celui qu'il nommait « M Monde » ; cette fois c'était l'Echec. Bello méprisait ardemment « M Monde » ; il représentait pour lui un être exécrable, mécréant et surtout Inhumain qui multipliait quotidiennement les spectacles les plus consternant de sa vie, celui qui lui faisait vivre les couleurs les plus amères de son existence ; Et rassurez-vous, je pèse bien mes mots quand je vous le dis. Je passais beaucoup de temps avec lui, naturellement c'était mon meilleur ami et il m'ouvrait généralement son cœur pour écouler ses déboires. Bello m'expliquait qu'avec M Monde, la monotonie de son cycle de vie l'abhorrait et ce jour-là ce fut encore le cas. La douleur battit son plein, la violence et l'énergie avec lesquelles il débita chaque mot étaient terrifiantes. Enfermé à double tours dans sa chambre il continua avec les cris stridents, les monologues incessants qui lui permettaient d'exprimer ouvertement son dédain ; pourtant très taciturne habituellement. Soudainement il marqua un temps de latence et je n'entendis plus aucun mot, aucune respiration, plus rien au bout d'un long moment. Je me dirigeai alors rapidement vers la porte de sa chambre comme à l'accoutumée pour m'abreuver des raisons de sa souffrance ; c'est ainsi que je toquai tout en disant simultanément : « Bello ouvre moi s'il-te-plait » et lui tout en balbutiant il me répondit :
Tu ne pourras rien faire pour moi aujourd'hui !
Qui sait ?! je commence à penser que j'ai été façonné au dessein d'une vie malheureuse...
N'as-tu pas assez de mes remontrances ?
Fais-toi à l'idée une bonne fois pour toute que moi Bello, je suis venu au monde pour souffrir!
Je ne me sentis point rejeté car c'était là le discours habituel qui marquait son appel en détresse. C'est pourquoi j'attendis encore et au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit. A chaque fois la scène m'était commune ; la pièce dévastée, le flot de larmes dégoulinant sur tout son visage, les vêtements embués de sueur etc. ; mais cette fois il me laissa sur une note assez silencieuse. Sur le coup, lorsqu'il me vit, il tomba sur moi en sanglots, tout fébrile et larmoyant dirait-on, il avait perdu toute faculté d'expression. Son faciès me démontrait suffisamment ce qu'il subissait, ce qu'il éprouvait. Oui car celui que je perçus à ce moment était un tout autre être que mon cher ami Bello ; ce que je perçus, c'était une âme mutilée prête à abdiquer avec la vie. Ce jour je compris qu'il existait ce genre de situations qui taisent la bouche, consument l'esprit et nous laissent impuissant. Impuissant ! Oui impuissant, tel je le regardai à ce moment pendant qu'il se blottissait contre moi. J'aurais peut-être eu le juste mot, les paroles appropriées, le discours réconfortant du meilleur ami bienveillant mais, tant s'en faut, je ne dis mot. Et c'était mieux ainsi.
Après tout, pourquoi vouloir contenir ses émotions ? Pourquoi vouloir réprimer sa douleur ? Pourquoi le retenir à chaque fois ? Assez étonné de mon attitude inhabituelle, il leva calmement la tête, le regard fixé vers moi ne disant aucun mot mais, faisant signe de me demander ce qui n'allait pas. Avec un peu de peine mais très fermement je lui répondis :
- Pleure, mais assure-toi que ce soit la dernière fois que tu le fasses pour lui ! Et lorsque que tu en seras las, on entreprendra une discussion sérieuse.
A cet instant, je vis un brin de déception remplir ses yeux et il m'ordonna de quitter rapidement sa chambre. Lorsque je quittai la pièce je l'entendis encore pleurer.
« M Monde » on le connaissait tous, on le côtoyait quotidiennement, en fait il était le centre de nos vies. Chacun de nous avait déjà rencontré au moins l'un de ses sbires dans ses aventures ; la solitude, le malheur, la dépression, la déception, le rejet, l'échec et j'en passe. Personne n'en ressortait sans traces, l'existence de chacun depuis la naissance portait ses marques, toutes nos actions et réalisations étaient imprégnées de sa présence, c'était ainsi ! Il était en même temps le pourvoyeur généreux de toute chose qui savait nous faire succomber à toutes ses blandices ; Mais aussi l'épicentre de toutes les affres qu'on n'aimerait se représenter. Seulement, Bello ne supportait pas cette mouvance depuis que sa mère rejoignit l'au-delà lorsqu'il n'avait que sept ans ! Ce fut le coup de grâce qui amorça toutes ses horreurs et sa dépression permanente. Bello qualifiait cette période comme « le sombre éternel » de sa vie. Il devint l'être le plus asocial que j'eus connu. Il ne voyait aucun intérêt aux relations humaines en effet, il était le prototype parfait de l'orphelin éprouvé. Je fus pour lui en quelques sortes, une rencontre salvatrice, car je lui avais redonné gout à la vie disait-il.
Des jours se succédèrent et je n'eus plus aucune nouvelle de Bello. Naturellement j'étais inquiet mais je préférais qu'il prenne tout ce temps pour se retrouver avec lui-même. Une profonde remise en question et une introspection étaient nécessaires pour déterminer le reste du cours de sa cohabitation avec « M Monde ». Tel que je le connaissais, il ne s'alimentait plus, il ne sortait plus, ce dans quoi il trouvait réconfort était de s'allonger toute la journée sur son lit et questionner « M Monde » dans le but d'avoir des réponses immédiates qui n'arriveraient sûrement pas d'aussi tôt. Après une longue attente, il se décida finalement à me joindre. Il avait visiblement l'air plus calme que lors de la dernière rencontre.
Salut !
Salut. comment vas-tu ?
J'aimerais qu'on se retrouve à l'endroit habituel car il faut qu'on parle sérieusement...
Il me demanda de le rejoindre au parc écologique « Alkebulan » pour qu'on puisse avoir une discussion par rapport à sa dernière expérience. Alkebulan était pour nous un lieu plein de sens, un lieu symbolique car on avait pour coutume d'y régler nos petits malentendus. C'était l'un des précieux repères de notre vie. Plusieurs souvenirs, surtout ceux de notre enfance y siégeaient alors, c'était toujours avec le plus grand des plaisirs qu'on s'y rendait pour se ressasser ces moments inouïs éclairés à la lumière de la nostalgie. Au-delà de tout ceci, Alkebulan était le lieu idéal pour profiter de tout le confort que peut nous offrir la nature. Des paysages vallonnés, les branches des grands arbres qui jouaient parfaitement le rôle d'abris en temps d'intempérie, le son agréable des cours d'eau qui ruissellent le long du parc, la symphonie permanente des oisillons, en fait il a tout d'un paradis terrestre. Le rendez-vous était prévu pour quatorze heures avec Bello. J'arrivai sur le lieu bien avant lui alors je pris place sur l'une des racines de notre arbre fétiche. Quelques minutes après, je le vis arriver d'un air assez acariâtre. Il vint alors s'asseoir près de moi et se mit à parler.
Je dois le dire, je fus assez déçu de ton attitude la dernière fois. Alors que tu sais parfaitement quel enfer « M Monde » ...
Avant même qu'il eut le temps de poursuivre, je l'arrêtai et lui demandai de m'écouter attentivement. Je lui dis : Ce discours que je tiens je ne le ferai plus jamais Bello. Tous les temps forts de ta vie ne connaissent qu'un nom ; M Monde. N'est-ce pas plutôt la vie de « Bello » et non celle de « M Monde » ? Et bien mon cher Bello, notre vie n'arbore que le vêtement qu'on lui attribue, es-tu prêt à laisser M Monde l'emporter et te jeter complètement dans les flancs de la déshumanisation ? Ou alors, es-tu enfin prêt à abdiquer avec tout ceci, façonner ton chemin, célébrer pleinement ton humanité et donner une identité remarquable à « Mme Ta vie» ? La balle est dans ton camp !