Toute histoire commence un jour, quelque part. Mais je ne sais quand et encore moins où la sienne a commencé. Assise devant ma fenêtre comme tous les matins, je l’observe traverser la rue, elle m’inspire ces mots que je vous tisse. Son histoire se dessine dans ma tête avec la précision d’une pièce de théâtre classique. De l’exposition au dénouement, j’entrevois l’intrigue se déployer étape par étape. Pause. Ce elle me semble trop impersonnel. Alors je vais lui donner un nom car une histoire, c’est aussi un nom. Lundora et vous comprendrez bien pourquoi. J’imagine Lundora quelques années plus tôt. Le contraste entre son prénom et la couleur de sa peau est presque troublant, magnifique paradoxe. Lundora est d’un beau noir luisant de jais qui fait d’elle une ébène brute. Elle a toujours été la plus noire où qu’elle se trouve. Jusqu’ici tout va bien car dans le bled où vit la jeune lycéenne, tout le monde a fini par s’y habituer. Malgré quelques regards, murmures et grimaces parfois pas très bienveillants, Lundora fait partie intégrante du décor.
La jeune fille rêve grand, bien au-delà des quelques kilomètres carrés de son bled. Elle s’est tracé tout un itinéraire sur lequel la première étape est l’obtention du bac, qui lui permettra de quitter son village pour rejoindre la capitale, là où, lui a-t-on dit, tout est possible. Elle l’a eu il y a deux mois. Et c’était l’euphorie.
La perspective de rejoindre l’université enchantait davantage notre héroïne. C’est dans une chaleur torride que la désormais citadine arrive à la gare. Elle aperçoit une femme, dont la ressemblance avec sa tante est frappante, qui court vers elle. Une fois la distance entre les deux considérablement réduite, Lundora se rend compte qu’il s’agit effectivement de celle-ci, mais en trois fois plus claire que dans ses souvenirs. Après de longues embrassades, Lundora et la tante prennent le chemin de la maison. La cadette de son père ne manque pas de lui faire remarquer son teint beaucoup trop foncé à son goût. Ce qui pourrait s’arranger, n’hésite-t-elle pas à ajouter, si la nouvelle arrivante le voulait.
Premier jour à la fac. C’est légèrement désorientée que Lundora se rend à l’université. Elle a l’impression de faire tache dans le décor de cette jungle urbaine. Comme tous les matins les rues sont noires de monde. Il faut feinter voire bousculer pour se frayer un chemin entre piétons, entre motos-taxis qui roulent sur le trottoir pour éviter les embouteillages et quelques mendiants assis à même le sol. Lundora finit par arriver à l’université et s’installe timidement dans l’amphi réservé à elle et à ses camarades de première année. Ça bavarde, rit, crie et gesticule en attendant de que le prof arrive. À part le nouvel espace, Lundora sent quelque chose de différent. Les regards se font plus insistants, plus scrutateurs, les chuchotements et les murmures plus sonores et les grimaces beaucoup plus expressives. Pour ne rien changer, elle est la plus noire, et de loin, la nuance la plus foncée de la palette, la tache. Lundora hâte le pas, elle veut sortir de là le plus rapidement possible, tous ces regards l’oppressent. C’est le début de l’intrigue. Quelque temps après, les murmures se transforment en surnoms, les uns plus moqueurs que les autres. Charbon, blacky, noirata... Alors Lundora se cache, elle veut même s’effacer.
Plusieurs mois sont passés depuis le début des cours. Lundora s’est fait une amie, Rama. Contrairement à Lundora, Rama est claire de peau, très claire. On peut lire dans les regards qui se posent sur elle l’admiration, l’envie, la jalousie et plus encore la concupiscence. Petit à petit, tout ceci finit par déteindre sur Lundora. Se souvenant des paroles de sa tante le jour où elle a débarqué ici, elle ajoute un nouvel arrêt à son itinéraire : obtenir par la culture ce que Rama a eu par la nature. Les progrès scientifiques et techniques, faut bien que ça serve ! Alors à elle la chimie, la grande chimie qui fait advenir la pierre philosophale.
Ça s’est fait un après-midi après les cours. Madoudou, la tante de Lundora a pris rendez-vous avec La Blanchisseuse, la célèbre pourvoyeuse des soins esthétiques du marché central. D’après la rumeur toutes les femmes de ce pays et même des pays environnants qui aspirent à quelque statut et quelque visibilité passent par là ; des femmes de pousseurs du marché, à celles de ministres et même du président, paraîtrait-il. Car comme on le dit si bien chez nous, ça ne laisse personne. C’est donc pleine d’espoir que Lundora accompagnée de Madoudou franchit le seuil du sacro-saint temple de la beauté. L’odeur est presque étouffante. On se croirait dans une usine de fabrication de pesticides. Une pléthore de boîtes transparentes, contenant des liquides, poudres et savons, allant des couleurs les plus communes aux plus étranges, sont rangées, sur des étagères, le long des quatre murs de la pièce mal éclairée. La Blanchisseuse, par un signe de main très solennel leur demande de prendre place. Cette femme est la plus claire que Lundora ait jamais vue. Elle est presque translucide, comme du papier cahier sur lequel on aurait versé du pétrole lampant. Lundora prend peur. Mais les regards désobligeants, les murmures et les insultes lui reviennent en mémoire et finissent par balayer du revers de la main le peu de doute qui subsiste encore en elle. Alors c’est déterminée que la jeune fille fait signe à Madoudou qui expose la raison plus qu’évidente de leur venue chez La Blanchisseuse. Et, la célèbre femme se lève, prend le visage de Lundora en coupe dans ses mains et l’observe avec l’attention d’un médecin qui consulte son patient. Faut dire que toutes les femmes et parfois même les hommes qui entrent ici le sont tous. Ils viennent se soigner. Plus que leur image et leur statut social, ils soignent leur estime d’eux-mêmes, leur confiance en eux et un mal être social profond. Ce processus irréversible et perpétuel les condamne ; ils sacrifient leur être pour enfin paraître et briller aux yeux du monde. Paraitre ou disparaitre ? Telle est la question.
Après quelques minutes d’observation, La Blanchisseuse, une main toujours posée sur la joue de sa patiente, attrape de son autre main la lampe torche miniature suspendue à son cou et la braque sur le visage de Lundora pour mieux évaluer le spectre de la maudite tache et le poids de la noble tâche à exécuter. L’observation terminée, Lundora sort de la poche avant-droite de son jean cinq billets de dix mille francs, soit cinquante mille francs et les tend à la Pourvoyeuse de beauté. Celle-ci les prend, puis les roulent sur eux-mêmes avant de les coincer dans son soutien-gorge.
Ensuite, elle se retourne et décroche des différents murs six boîtes contenant des liquides crémeux et trois autres contenant des savons. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et même celles qui n’y figurent pas apparaissent. Puis, s’avance vers le plan de travail spécialement réservé à cette opération et dispose tout autour les différents contenants. Elle se penche et fait sortir du placard situé au bas du plan tous les instruments nécessaires à la composition : deux grands bols, une spatule, un petit pilon, un flacon transparent vide et un bocal tout aussi vide. Dans le premier bol, elle mélange les différents liquides avec facilité, minutie et dextérité. On dirait un musicien futé composant sa plus belle partition. Les différents liquides se superposent, se mêlent avec harmonie et finissent par entrer en osmose, tel les notes d’une musique envoutante. Le spectacle est aussi fascinant qu’il est dangereusement sombre. Après avoir versé la symphonie finale dans le flacon, la magicienne de beauté s’empare du deuxième bol et dans celui-ci dépose trois morceaux de savon chacun pris dans un des trois bocaux. À l’aide du pilon, elle les concasse, les émiette, les pile jusqu’à obtenir une pâte homogène d’une couleur tellement étrange que je ne saurai qualifier. De ses mains, elle donne à la pâte une forme à peu près ovale, la met dans le bocal qu’elle referme hermétiquement. Fin du spectacle. La Blanchisseuse glisse le tout dans un sachet plastique noir en ajoutant les instructions suivantes comme pour une prescription médicale.
-Tu vas te laver avec le savon-ci matin et soir et après chaque toilette, tu t’oindras avec l’huile-ci. Surtout n’oublie aucune partie de ton corps, je dis bien aucune, surtout pas la raie des fesses, le pubis et les grandes lèvres. Il faut que ça brille partout, partout, partout !
Lundora écoute religieusement la magicienne de beauté et acquiesce de la tête, les yeux pleins d’espoir. Après moult remerciements, les deux femmes finissent par s’en aller. Lundora a hâte de faire sa toilette ce soir. Elle est plus qu’armée pour la guerre qu’elle s’apprête à livrer à son excès de mélanine.
Nous sommes deux semaines seulement après un suivi plus qu’assidu du traitement et Lundora a déjà gagné une teinte. Elle est passée du noir profond au noir chocolat au lait. Elle se sent une teinte mieux dans sa peau car il y a maintenant dans le regard des gens comme une teinte d’encouragement. Alors Lundora redouble d’assiduité et deux semaines plus tard encore, la jeune fille gagne une autre teinte. Elle est maintenant noir café avec un peu de lait. Comme la lune, Lundora commence à paraître et à briller, les hommes et les femmes se retournent à son passage. En plus des encouragements, leurs regards s’illuminent et commencent aussi à revêtir une teinte d’admiration et de concupiscence. Lundora a des formes généreuses et harmonieuses, des lèvres pulpeuses et juteuses. L’on a vraiment envie d’y planter les dents comme dans un fruit mûr ou un carré de chocolat pur. Lundora touche par ses grands yeux en amande et sa voix sensuelle de Grace Deca. Sa stature plantureuse d’Oumou Sangaré et sa démarche de gazelle à la Tshala Muana font leur effet. Jusque-là, elle était juste trop noire pour que les gens puissent voir autre chose que ça. Mais maintenant qu’elle a entamé une ascension à double vitesse vers l’une des nuances les plus claires de la palette humaine, tous ces jolis attributs sont désormais en vitrine.
Tout semble marcher comme sur des roulettes. Cependant il y a comme une ombre au tableau. Cela fait exactement un mois que Madoudou a accompagné Lundora chez La Banchisseuse. Du flacon de crème il n’en reste plus qu’un tout petit fond, le savon lui aussi est presque épuisé. Il faut déjà retourner à la blanchisserie, cinq autres billets de dix mille francs en poche. Et c’est bien là le problème. La petite somme d’argent que les parents envoient à Lundora chaque fin de mois suffit à peine à couvrir ses besoins d’étudiante. Or la magie blanchissante opère déjà et il faut bien la financer. Pas de retour en arrière possible, maintenant que Lundora dans le regard des autres se sent vivre. Il lui faut rapidement un sponsor voire plusieurs. Heureusement pour elle, ses teintes en plus ont drainé avec elles, attirés comme des abeilles par le vin de raphia ou de palme, tout un flot de soupirants, des plus pauvres aux plus friqués. En un clic, la jeune fille réunit de leurs poches la somme d’argent nécessaire, va pour le contrôle mensuel et une nouvelle ordonnance. La dépositaire de beauté pose un regard satisfait sur la jeune fille. Puis après avoir reçu les cinquante mille francs, elle recompose une partition assez similaire à la précédente, ajoutant quelques notes par-ci, supprimant quelques-unes par-là pour adapter la mélodie à la nouvelle teinte de Lundora en mutation. Les instructions, elles aussi, connaissent une légère modification. La toilette au savon, suivie de l’étalage de crème se fera une fois par jour pour la suite.
Les jours passent et au fur et à mesure, Lundora gravit les barreaux de l’échelle. Elle se rapproche de plus en plus du sommet. Déjà un mois et demi après la deuxième ordonnance, elle a encore gagné une autre teinte, elle est désormais caramel. Bientôt l’objectif final. Elle continue assidument le traitement. Tous les matins après une toilette minutieuse à ce savon particulier, elle étale de la même manière la crème sur tout son corps, dans un ordre bien précis. Surtout elle n’oublie rien.
Les mois se succèdent, le temps passe, Lundora atteint l’apogée. Lundora est lune d’or, la lune un soir de pleine lune dans la savane ou dans le Sahara. Lundora brille si fort, elle est le soleil à son Zénith. À quelques exceptions près, on la prendrait pour une métisse sous les tropiques. C’est le plus haut maillon de la chaîne, le sommet de la pyramide. Elle regarde dorénavant le monde d’en haut. Lundora a désormais la démarche fière, le port altier, l’assurance qui se dégage de chaque pas et geste qu’elle fait. Lundora savoure, elle a l’impression que le monde lui appartient. Ce sentiment de puissance est tellement bon, tellement capiteux qu’il lui monte à la tête, qu’il la perd. Elle a l’impression de planer.
Hélas, ça ne dure qu’un temps, quelques années à peine. Devant la force de nature, la chimie finit par plier les genoux, les phalanges, les coudes et même les orteils. Petit à petit, ces parties perdent les teintes gagnées, donnant l’impression de se rapprocher un peu plus chaque jour de leur couleur originelle. C’est le début du déclin, la partie de la tragédie où tous les éléments de l’intrigue conduisent à la mort inéluctable du héros. Lundora impuissante assiste à sa propre chute. Les parties récalcitrantes renoircissent beaucoup plus vite qu’elles n’ont bruni et prennent un aspect de brûlures au deuxième degré. Ajouté à cela, Lundora dégage sous l’effet de la chaleur une odeur qu’elle-même aurait du mal à supporter si elle n’émanait pas d’elle, comme si le soleil était jaloux de la voir briller tant. Les regards, les sourires et les sifflements d’admiration, d’envie, de jalousie et de concupiscence sont désormais devenus moqueurs et méprisants. Pour y échapper, elle se couvre autant qu’elle le peut, elle se fait aussi petite qu’une souris. Ce qui n’arrange rien car personne n’a oublié la démarche fière et le port altier. Lundora se retrouve dans un cercle vicieux, les prétendants pour la plupart finissent par s’en aller. Ils ne se pressent plus de s’afficher avec elle à leurs côtés, eux qui jadis la baladaient tel un petit animal familier. Faut dire que les grosses taches noires qui contrastent avec le reste de sa peau, ainsi que ses longs ongles artificiels lui font ressembler à une espèce d’étrange panthère marchant debout sur deux pattes. Alors, plus de sponsor, plus d’argent pour au moins limiter les dégâts. Et les choses vont de mal en pire. Sa peau, elle aussi, perd les teintes gagnées mais pas pour retrouver l’ébène d’avant. Lundora, à cette fermeture de rideau, n’est plus ni noire ni claire ; c’est un mélange sans nom des deux nuances. Elle n’a plus aucune place sur la pyramide, même pas celle du bas, car sa nouvelle couleur ne figure pas sur la palette. Lundora est à présent une lune abimée par une éclipse solaire trop violente pour elle.
La jeune fille rêve grand, bien au-delà des quelques kilomètres carrés de son bled. Elle s’est tracé tout un itinéraire sur lequel la première étape est l’obtention du bac, qui lui permettra de quitter son village pour rejoindre la capitale, là où, lui a-t-on dit, tout est possible. Elle l’a eu il y a deux mois. Et c’était l’euphorie.
La perspective de rejoindre l’université enchantait davantage notre héroïne. C’est dans une chaleur torride que la désormais citadine arrive à la gare. Elle aperçoit une femme, dont la ressemblance avec sa tante est frappante, qui court vers elle. Une fois la distance entre les deux considérablement réduite, Lundora se rend compte qu’il s’agit effectivement de celle-ci, mais en trois fois plus claire que dans ses souvenirs. Après de longues embrassades, Lundora et la tante prennent le chemin de la maison. La cadette de son père ne manque pas de lui faire remarquer son teint beaucoup trop foncé à son goût. Ce qui pourrait s’arranger, n’hésite-t-elle pas à ajouter, si la nouvelle arrivante le voulait.
Premier jour à la fac. C’est légèrement désorientée que Lundora se rend à l’université. Elle a l’impression de faire tache dans le décor de cette jungle urbaine. Comme tous les matins les rues sont noires de monde. Il faut feinter voire bousculer pour se frayer un chemin entre piétons, entre motos-taxis qui roulent sur le trottoir pour éviter les embouteillages et quelques mendiants assis à même le sol. Lundora finit par arriver à l’université et s’installe timidement dans l’amphi réservé à elle et à ses camarades de première année. Ça bavarde, rit, crie et gesticule en attendant de que le prof arrive. À part le nouvel espace, Lundora sent quelque chose de différent. Les regards se font plus insistants, plus scrutateurs, les chuchotements et les murmures plus sonores et les grimaces beaucoup plus expressives. Pour ne rien changer, elle est la plus noire, et de loin, la nuance la plus foncée de la palette, la tache. Lundora hâte le pas, elle veut sortir de là le plus rapidement possible, tous ces regards l’oppressent. C’est le début de l’intrigue. Quelque temps après, les murmures se transforment en surnoms, les uns plus moqueurs que les autres. Charbon, blacky, noirata... Alors Lundora se cache, elle veut même s’effacer.
Plusieurs mois sont passés depuis le début des cours. Lundora s’est fait une amie, Rama. Contrairement à Lundora, Rama est claire de peau, très claire. On peut lire dans les regards qui se posent sur elle l’admiration, l’envie, la jalousie et plus encore la concupiscence. Petit à petit, tout ceci finit par déteindre sur Lundora. Se souvenant des paroles de sa tante le jour où elle a débarqué ici, elle ajoute un nouvel arrêt à son itinéraire : obtenir par la culture ce que Rama a eu par la nature. Les progrès scientifiques et techniques, faut bien que ça serve ! Alors à elle la chimie, la grande chimie qui fait advenir la pierre philosophale.
Ça s’est fait un après-midi après les cours. Madoudou, la tante de Lundora a pris rendez-vous avec La Blanchisseuse, la célèbre pourvoyeuse des soins esthétiques du marché central. D’après la rumeur toutes les femmes de ce pays et même des pays environnants qui aspirent à quelque statut et quelque visibilité passent par là ; des femmes de pousseurs du marché, à celles de ministres et même du président, paraîtrait-il. Car comme on le dit si bien chez nous, ça ne laisse personne. C’est donc pleine d’espoir que Lundora accompagnée de Madoudou franchit le seuil du sacro-saint temple de la beauté. L’odeur est presque étouffante. On se croirait dans une usine de fabrication de pesticides. Une pléthore de boîtes transparentes, contenant des liquides, poudres et savons, allant des couleurs les plus communes aux plus étranges, sont rangées, sur des étagères, le long des quatre murs de la pièce mal éclairée. La Blanchisseuse, par un signe de main très solennel leur demande de prendre place. Cette femme est la plus claire que Lundora ait jamais vue. Elle est presque translucide, comme du papier cahier sur lequel on aurait versé du pétrole lampant. Lundora prend peur. Mais les regards désobligeants, les murmures et les insultes lui reviennent en mémoire et finissent par balayer du revers de la main le peu de doute qui subsiste encore en elle. Alors c’est déterminée que la jeune fille fait signe à Madoudou qui expose la raison plus qu’évidente de leur venue chez La Blanchisseuse. Et, la célèbre femme se lève, prend le visage de Lundora en coupe dans ses mains et l’observe avec l’attention d’un médecin qui consulte son patient. Faut dire que toutes les femmes et parfois même les hommes qui entrent ici le sont tous. Ils viennent se soigner. Plus que leur image et leur statut social, ils soignent leur estime d’eux-mêmes, leur confiance en eux et un mal être social profond. Ce processus irréversible et perpétuel les condamne ; ils sacrifient leur être pour enfin paraître et briller aux yeux du monde. Paraitre ou disparaitre ? Telle est la question.
Après quelques minutes d’observation, La Blanchisseuse, une main toujours posée sur la joue de sa patiente, attrape de son autre main la lampe torche miniature suspendue à son cou et la braque sur le visage de Lundora pour mieux évaluer le spectre de la maudite tache et le poids de la noble tâche à exécuter. L’observation terminée, Lundora sort de la poche avant-droite de son jean cinq billets de dix mille francs, soit cinquante mille francs et les tend à la Pourvoyeuse de beauté. Celle-ci les prend, puis les roulent sur eux-mêmes avant de les coincer dans son soutien-gorge.
Ensuite, elle se retourne et décroche des différents murs six boîtes contenant des liquides crémeux et trois autres contenant des savons. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et même celles qui n’y figurent pas apparaissent. Puis, s’avance vers le plan de travail spécialement réservé à cette opération et dispose tout autour les différents contenants. Elle se penche et fait sortir du placard situé au bas du plan tous les instruments nécessaires à la composition : deux grands bols, une spatule, un petit pilon, un flacon transparent vide et un bocal tout aussi vide. Dans le premier bol, elle mélange les différents liquides avec facilité, minutie et dextérité. On dirait un musicien futé composant sa plus belle partition. Les différents liquides se superposent, se mêlent avec harmonie et finissent par entrer en osmose, tel les notes d’une musique envoutante. Le spectacle est aussi fascinant qu’il est dangereusement sombre. Après avoir versé la symphonie finale dans le flacon, la magicienne de beauté s’empare du deuxième bol et dans celui-ci dépose trois morceaux de savon chacun pris dans un des trois bocaux. À l’aide du pilon, elle les concasse, les émiette, les pile jusqu’à obtenir une pâte homogène d’une couleur tellement étrange que je ne saurai qualifier. De ses mains, elle donne à la pâte une forme à peu près ovale, la met dans le bocal qu’elle referme hermétiquement. Fin du spectacle. La Blanchisseuse glisse le tout dans un sachet plastique noir en ajoutant les instructions suivantes comme pour une prescription médicale.
-Tu vas te laver avec le savon-ci matin et soir et après chaque toilette, tu t’oindras avec l’huile-ci. Surtout n’oublie aucune partie de ton corps, je dis bien aucune, surtout pas la raie des fesses, le pubis et les grandes lèvres. Il faut que ça brille partout, partout, partout !
Lundora écoute religieusement la magicienne de beauté et acquiesce de la tête, les yeux pleins d’espoir. Après moult remerciements, les deux femmes finissent par s’en aller. Lundora a hâte de faire sa toilette ce soir. Elle est plus qu’armée pour la guerre qu’elle s’apprête à livrer à son excès de mélanine.
Nous sommes deux semaines seulement après un suivi plus qu’assidu du traitement et Lundora a déjà gagné une teinte. Elle est passée du noir profond au noir chocolat au lait. Elle se sent une teinte mieux dans sa peau car il y a maintenant dans le regard des gens comme une teinte d’encouragement. Alors Lundora redouble d’assiduité et deux semaines plus tard encore, la jeune fille gagne une autre teinte. Elle est maintenant noir café avec un peu de lait. Comme la lune, Lundora commence à paraître et à briller, les hommes et les femmes se retournent à son passage. En plus des encouragements, leurs regards s’illuminent et commencent aussi à revêtir une teinte d’admiration et de concupiscence. Lundora a des formes généreuses et harmonieuses, des lèvres pulpeuses et juteuses. L’on a vraiment envie d’y planter les dents comme dans un fruit mûr ou un carré de chocolat pur. Lundora touche par ses grands yeux en amande et sa voix sensuelle de Grace Deca. Sa stature plantureuse d’Oumou Sangaré et sa démarche de gazelle à la Tshala Muana font leur effet. Jusque-là, elle était juste trop noire pour que les gens puissent voir autre chose que ça. Mais maintenant qu’elle a entamé une ascension à double vitesse vers l’une des nuances les plus claires de la palette humaine, tous ces jolis attributs sont désormais en vitrine.
Tout semble marcher comme sur des roulettes. Cependant il y a comme une ombre au tableau. Cela fait exactement un mois que Madoudou a accompagné Lundora chez La Banchisseuse. Du flacon de crème il n’en reste plus qu’un tout petit fond, le savon lui aussi est presque épuisé. Il faut déjà retourner à la blanchisserie, cinq autres billets de dix mille francs en poche. Et c’est bien là le problème. La petite somme d’argent que les parents envoient à Lundora chaque fin de mois suffit à peine à couvrir ses besoins d’étudiante. Or la magie blanchissante opère déjà et il faut bien la financer. Pas de retour en arrière possible, maintenant que Lundora dans le regard des autres se sent vivre. Il lui faut rapidement un sponsor voire plusieurs. Heureusement pour elle, ses teintes en plus ont drainé avec elles, attirés comme des abeilles par le vin de raphia ou de palme, tout un flot de soupirants, des plus pauvres aux plus friqués. En un clic, la jeune fille réunit de leurs poches la somme d’argent nécessaire, va pour le contrôle mensuel et une nouvelle ordonnance. La dépositaire de beauté pose un regard satisfait sur la jeune fille. Puis après avoir reçu les cinquante mille francs, elle recompose une partition assez similaire à la précédente, ajoutant quelques notes par-ci, supprimant quelques-unes par-là pour adapter la mélodie à la nouvelle teinte de Lundora en mutation. Les instructions, elles aussi, connaissent une légère modification. La toilette au savon, suivie de l’étalage de crème se fera une fois par jour pour la suite.
Les jours passent et au fur et à mesure, Lundora gravit les barreaux de l’échelle. Elle se rapproche de plus en plus du sommet. Déjà un mois et demi après la deuxième ordonnance, elle a encore gagné une autre teinte, elle est désormais caramel. Bientôt l’objectif final. Elle continue assidument le traitement. Tous les matins après une toilette minutieuse à ce savon particulier, elle étale de la même manière la crème sur tout son corps, dans un ordre bien précis. Surtout elle n’oublie rien.
Les mois se succèdent, le temps passe, Lundora atteint l’apogée. Lundora est lune d’or, la lune un soir de pleine lune dans la savane ou dans le Sahara. Lundora brille si fort, elle est le soleil à son Zénith. À quelques exceptions près, on la prendrait pour une métisse sous les tropiques. C’est le plus haut maillon de la chaîne, le sommet de la pyramide. Elle regarde dorénavant le monde d’en haut. Lundora a désormais la démarche fière, le port altier, l’assurance qui se dégage de chaque pas et geste qu’elle fait. Lundora savoure, elle a l’impression que le monde lui appartient. Ce sentiment de puissance est tellement bon, tellement capiteux qu’il lui monte à la tête, qu’il la perd. Elle a l’impression de planer.
Hélas, ça ne dure qu’un temps, quelques années à peine. Devant la force de nature, la chimie finit par plier les genoux, les phalanges, les coudes et même les orteils. Petit à petit, ces parties perdent les teintes gagnées, donnant l’impression de se rapprocher un peu plus chaque jour de leur couleur originelle. C’est le début du déclin, la partie de la tragédie où tous les éléments de l’intrigue conduisent à la mort inéluctable du héros. Lundora impuissante assiste à sa propre chute. Les parties récalcitrantes renoircissent beaucoup plus vite qu’elles n’ont bruni et prennent un aspect de brûlures au deuxième degré. Ajouté à cela, Lundora dégage sous l’effet de la chaleur une odeur qu’elle-même aurait du mal à supporter si elle n’émanait pas d’elle, comme si le soleil était jaloux de la voir briller tant. Les regards, les sourires et les sifflements d’admiration, d’envie, de jalousie et de concupiscence sont désormais devenus moqueurs et méprisants. Pour y échapper, elle se couvre autant qu’elle le peut, elle se fait aussi petite qu’une souris. Ce qui n’arrange rien car personne n’a oublié la démarche fière et le port altier. Lundora se retrouve dans un cercle vicieux, les prétendants pour la plupart finissent par s’en aller. Ils ne se pressent plus de s’afficher avec elle à leurs côtés, eux qui jadis la baladaient tel un petit animal familier. Faut dire que les grosses taches noires qui contrastent avec le reste de sa peau, ainsi que ses longs ongles artificiels lui font ressembler à une espèce d’étrange panthère marchant debout sur deux pattes. Alors, plus de sponsor, plus d’argent pour au moins limiter les dégâts. Et les choses vont de mal en pire. Sa peau, elle aussi, perd les teintes gagnées mais pas pour retrouver l’ébène d’avant. Lundora, à cette fermeture de rideau, n’est plus ni noire ni claire ; c’est un mélange sans nom des deux nuances. Elle n’a plus aucune place sur la pyramide, même pas celle du bas, car sa nouvelle couleur ne figure pas sur la palette. Lundora est à présent une lune abimée par une éclipse solaire trop violente pour elle.