L'ultime passeur

Vingt-cinq partout, trois secondes à jouer. À mon entrée sur le terrain quelques minutes plus tôt, j'ai su que je détenais le pouvoir de faire basculer la rencontre. Je suis prête à endosser le rôle. J'imagine que j'en rêve, même. Alors que le tir n'a pas encore été déclenché, tous les regards sont braqués sur moi, non, plus que ça, tous les espoirs d'une ville, le peuple bleu et blanc. Le long de la ligne de touche, le banc s'est levé comme un seul homme derrière Greg, l’entraîneur de toujours, fidèle parmi les fidèles. Une lueur s'est allumée dans ses yeux. Un pressentiment mû en certitude. Que de chemin parcouru avant cet instant crucial, de défaites cruelles, d'allers-retours entre ses marais et la salle, de schémas tactiques élaborés parfois en récoltant le sel et oubliés après une nouvelle déculottée ou agrémentés en cas de victoires, rares. Ce métier de paludier qui le nourrit et cette passion du handball qui le dévore. Pour l'un et pour l'autre, des gestes ancestraux qu'on croirait inscrits dans son patrimoine génétique. Il a deviné. Sa posture reflète ses dernières années à la tête de l'équipe, son corps tendu à l'extrême, tête légèrement inclinée à gauche, bouche entrouverte, dos courbé, bras écartés comme pour mieux accompagner ses troupes. Les dixièmes de seconde s'égrainent. Moi aussi j'ai compris. Assis derrière la table de marque, le Président semble tétanisé, ailleurs et présent à la fois. Lui ne sait pas encore. La Soucoupe n'est pas pleine à craquer mais c'est tout comme, la salle vibre, vrombit, ses larges voûtes classées semblent ployer, s'arc-bouter, sa sono imparfaite amplifie le boucan incessant, les néons éclairés compensent largement les luminaires défectueux.


Dans l'ombre de la tribune principale, Adam rayonne. Le gamin est le grand artisan de cette journée. À lui seul il a réveillé le peuple bleu et blanc amorphe alors que l'équipe se morfondait dans le ventre mou du championnat, rongée par les doutes à l'image de la cité portuaire adossée à la Loire et à l'océan atlantique, portant les stigmates d'un passé douloureux. Adam a torpillé ces pensées négatives comme le vent sait pilonner le front de mer de ses rafales musclées. Il a rendu possible ce qui paraissait insurmontable par son sourire, sa joie de vivre communicative, son vécu tout simplement. Deux secondes, encore deux secondes. Le temps de songer au destin du môme intimement lié au mien. Il a fallu âprement négocier mon homologation. Sans l’opiniâtreté d'Adam, j'aurais suivi l'issue du match dans les gradins. Je ne pouvais pas le décevoir. Balayés les petits tracas du quotidien, les bénévoles ont retrouvé la foi, les dirigeants l'énergie et de nouveaux partenaires. De quoi colmater les brèches, rénover le parquet, redresser les finances, réparer les douches, passer une couche de peinture dans les vestiaires, acheter quelques maillots. Et des ballons. Ah les ballons, tout un symbole ! Adam a débarqué avec le sien. Il représentait tout pour lui alors qu'il ne connaissait rien à ce sport. Tous les deux, nous étions devenus inséparables. Lorsqu'il m'a présentée aux éducateurs, jamais je n'aurais pu imaginer un jour jouer un rôle lors d'une finale d'accession. Je n'ai d'abord eu droit qu'à de furtives apparitions aux entraînements. Adam a poursuivi son travail de sape qui a fini par payer. Les bribes de match se sont alors transformées en rencontres pleines. Greg s'est pris d'affection pour le gamin devenu l'âme de l'équipe. Et plus encore. À la fois bénévole, supporter, mascotte et bienfaiteur, vu comme un mécène alors qu'il est arrivé là sans le moindre sou en poche, son influence dépasse aujourd'hui le simple cadre du club. Il est de ceux qui ont changé la perception de tout un territoire. Peu à peu les gens se sont tournés vers la mer, ont appris à voir les levers de soleil sur le pont de Saint-Nazaire, à les admirer, se sont réappropriés des symboles de l'histoire qui jusqu'à présent n'étaient que failles et blessures. La ville s'est relevée depuis longtemps de son passé de cité détruite, bombardée, mais il a fallu qu'un adolescent de dix-sept ans qui en a vu d'autres fasse prendre conscience à ses habitants qu'ils sont bel et bien debout. Sur leurs deux jambes et entourés de merveilles, caressés d'un côté par les eaux du marais et sa faune riche, de l'autre par les vagues puissantes de l'océan. Une ville baignée de poésie jusque dans les zébrures de la base sous-marine et dans les points de rouille des géants métalliques qui peuplent les chantiers navals.


Moins de deux secondes, je jette un dernier regard à Adam qui est aux anges. Ses yeux, noirs et lumineux à la fois, embrassent l'instant présent, se nourrissent de l'incandescence du lieu, cette salle en pleine renaissance sur le point d'exploser. Je ne peux pas les décevoir. Il y a les banderoles colorées confectionnées avec les moyens du bord, les vieux tambours récupérés au conservatoire, les T-shirts imprimés par Jojo, la musique choisie par Lyne et ces suspensions disséminées dans les tribunes, sortes de boules à facettes multicolores qui confèrent à la Soucoupe l'ambiance d'une discothèque flambant neuve. Il y a les slogans concoctés par la bande des quatre, menée par Vanessa l'ancienne capitaine, ces chants puissants, mélange de chansons bretonnes et d'adaptations d'hymnes classiques. Et enfin, il y a dans l'air le délicieux fumet des petits plats de Marcel qui ont déjà fait un tabac à la mi-temps. Des produits du coin acquis aux aurores, au port de la Turballe et à la ferme voisine de Marine et Nicolas. Tout le club a mis la main à la pâte.


Le tir va partir. La salle retient son souffle sans faire taire le joyeux vacarme. Au moment de prendre mon envol, les confidences de mon complice de la première heure me reviennent, ses peurs, ses larmes, ses espoirs retrouvés, je revois ces visages creusés tendus vers le même objectif, la nuit, le froid, l'humidité. Quelle chance incroyable de me retrouver là ! Mes coéquipières aussi sont concentrées sur le même objectif, moi je n'en ai plus qu'un seul, la lucarne, ce bout de filet coincé entre les deux montants des cages. Je sens le souffle d'Adam sur ma peau, lorsque tout à l'heure il a pris soin de me gonfler, comme pour m’insuffler l'ultime respiration victorieuse, avant de me faire rebondir devant lui, confiant. Depuis son arrivée il chérit toutes les balles, dont moi, fidèle compagnon de route devenu ballon officiel du match après d'âpres négociations avec les instances officielles. Je ne le décevrai pas. Lorsque je transperce la lucarne, la foule bondit, exulte, quelques sièges mal boulonnés terminent ici leur vie, peu importe, l'essentiel est ailleurs. Même le tableau d'affichage de traviole semble s'être redressé au coup de sifflet final. La victoire arrachée sur le terrain n'est qu'une infime partie de l'iceberg, c'est l'acte de naissance d'un peuple, d'une ville. Le territoire dans ce qu'il a de plus noble, non pas une marque mais un état d'esprit, une fraîcheur, une certaine idée de la spontanéité. Et la preuve que la ville qui construit les géants des mers sait accueillir des femmes et des hommes qui ont navigué sur de frêles embarcations, leur vie ne tenant qu'à un fil, à un bout de gilet de sauvetage. Et à un dernier passeur, comme pour cette fin de match. Adam a les larmes aux yeux en revivant son périple depuis la Syrie, le bruit traumatisant des balles, son débarquement de l'autre côté de la méditerranée, les mains tendues à Nantes puis à Saint-Nazaire, et le son apaisant des balles sur le parquet. Greg se jette sur son protégé, le sourire aux lèvres et l'accolade franche. Le gamin qui a traversé la mer a su faire déplacer des montagnes.