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Tout commença quand j'eus à la remplacer au pied levé. Je ne sais plus comment tout s'est enchaîné, mais j'y suis retournée chaque semaine. Mon amie ne supportait plus de l'entendre ressasser. Moi, j'avais besoin de sa voix, de voir ses mains trembler, ses yeux s'emplir de larmes qui jamais ne sortaient, elle m'émouvait. Et chaque jeudi matin, je côtoyais les routes charentaises pour elle. L'aigreur de la vie n'a pas voulu de cette petite femme frêle et très instruite. Elle apprit l'humilité, la patience et la richesse de notre monde.
Lucie.
Le jeudi matin, entre 9 h 30 et 11 h, elle me partage son trésor. Juste avec moi. Savourer son puissant souffle. Dans nos terres, les trésors ne manquent pas, mais celui-ci est choyé dans un écrin de bois, merrain qui a patienté son temps. Les tiroirs de la mémoire de Lucie reposent délicatement dans une boîte sculptée par une ébéniste d'art de la vallée du Coran.
Son visage s'illumine à 9 h 25. Je sillonne nos campagnes tous les jeudis matin parce que Lucie m'attend. Et elle m'attend car elle peut raviver ses souvenirs. Librement. Le reste de la semaine, elle doit taire ce qui respire en elle, ce vent qui l'a toujours portée. Grappiller quelques heures, jours, mois.
Elle prend appui sur la table avant de se lever, époussette sa jupe et prend sa canne. Le temps se ritualise. Vérification du plateau soigneusement préparé, poussières du meuble bas, replacer le napperon en dentelle de Calais, et dernier coup d'œil à la comtoise belge, en se disant que je suis à l'heure. Et elle sourit.
9 h 29.
D'un rire tendre : « Oh ! Vous êtes en avance ce matin. » Et elle pensera : « Comme tous les jeudis matin. ». Il n'y a bien que pour elle et son rituel que j'arrive à l'heure. Lucie, elle, refait les mêmes gestes, toujours. Personne ne le reproche à cette dame de 94 ans qui impose le respect. Je prends plaisir en me déshabillant à participer à la petite danse qui s'ensuit.
Poser mon sac sur la chaise ; ouvrir sa porte gauche de vaisselier. « À gauche comme le cœur », m'a-t-elle dit un jour. Ôter mon foulard ; sortir la boîte sculptée. Instant à l'arrêt. Simplement prendre le temps et faire remonter des bouffées de tendresse. Les mêmes, d'une semaine à l'autre, depuis qu'il l'a laissée. Dessus, Lucie pose sa main fripée.
Entendre ses histoires cristallisées dans le silence de l'absence, dans l'absolu de l'amour, tendresse de l'âme ridée, le désœuvrement du néant. L'attente du dernier instant. Cette boîte est tout ce qui reste de son unique amour, l'amour d'une vie.
Pierre.
L'atmosphère frémit d'intensité. Elle me sert une tasse de ce thé fumant, mélange de vert et blanc aux parfums d'amande, bleuets et boutons de rose. Elle prend soin d'ajouter deux graines de cardamome. Il aimait qu'elle prépare cette petite fantaisie au goût délicat. Une pour chacun d'eux. Suave flottement de l'atmosphère. Je la laisse se rassembler, le convoquer. Aujourd'hui, j'aime enfin qu'il assiste à nos rendez-vous. Il apparaît dans les commissures de ses lèvres. Sa voix tremble un peu.
Dans une lampée au parfum d'antan : « Pierre et moi, vous savez, nous nous sommes toujours aimés. Sur l'instant de nos regards. Personne n'a jamais compris nos silences. Mais nous savions. Ils étaient amour, notre évidence. Nous étions l'un pour l'autre la meilleure partie de nous-même, celle qui nous manquait. Et tout de suite, il lui avait dit que j'existais. Elle était dans la confidence, elle savait la puissance des âmes distillées. Une fois suffit pour qu'il y ait elle et lui, lui et moi. Et c'était ainsi. J'étais la maîtresse de..., et pour toujours. »
Elle me dévisage. Je réalise soudain qu'elle parle de Pierre. Tant d'abnégations et de résilience. La simple raison vouée à sa perte. Lucie ne se posait pas de questions. Son amant délicat, l'homme de ses pensées, de ses jours et de ses nuits. Cet homme qui la sanctifiait d'amour. Elle était la maîtresse de Pierre, il était l'homme de Lucie.
Pierre vient se placer sur le bord de son canal lacrymal. Il ne faillit jamais.
« Ma vie était emplie de surprises, je ricochais sur les minutes en patientant le prochain départ pour la félicité. »
Je reste suspendue à l'ouverture de sa boîte en chêne complice du vieillissement de ces eaux-de-vie. Ses mains ridées déplient un foulard de soie élimé, peint à la main : un ticket de manège ; un petit anneau de bronze patiné ; un pique à cheveux en bois torsadé ; de la cire rouge emprisonnant des bouts de corde et crins...
Un billet d'avion.
Sa voix faiblit, fébrile. Je lui saisis la main. Elle est douce. La pulpe de mes doigts effleure les veines gonflées. Je les caresse, les porte à ma bouche. J'embrasse cette peau translucide.
Elle abaisse ses paupières sur Pierre et se recueille : « Là où les hivers durent des mois et les étés brillent sans faiblir, je t'attendrai. Le soleil de minuit ne brillera jamais autant que notre amour. Lucie, rejoignons-nous et écoutons notre légende. »
Ses cils s'agitent avec émotion. Les larmes prêtes à déborder, Pierre veille. Il évente doucement le canal lacrymal et régule. Elle relève le menton, inspire profondément et me raconte qu'ils se sont retrouvés sur cette frontière, qu'ils ont léché leurs peaux au goût de chocolat après un sauna brûlant, écouté du jazz en découvrant la cuisine lapone, écouté les légendes des trolls et des forêts touffues. S'arrêtant au milieu de ces bras de mer, ils attendaient de sombrer dans la nuit. Au soleil de minuit, ils s'endormaient repus l'un de l'autre.
« C'est l'âme enlacée que nous goûtions chaque minute avec une saveur égale, abandonnions notre boussole au profit de notre étoile réunie. Seuls au monde, il restait encore suffisamment de terre pour continuer d'avancer toujours plus loin vers le nord. Finalement, même ici, le soleil finissait irrémédiablement par se coucher. »
Lucie cesse de parler. Les larmes n'ont pas coulé. Il ne faillit jamais. Invariablement, chaque jeudi matin à 11 heures, Pierre se replace dans la commissure de ses lèvres et attends que la comtoise se mette en branle. J'aide Lucie à évaporer ses bonheurs. Dernier long soupir. Il disparaît.
Il est temps de nous quitter.
Ce jeudi-là, comme les trois précédents, je prenais mon petit déjeuner triste et vide. Elle avait été placée dans une maison de repos, loin de chez elle, sans Pierre pour respirer. Je ne me rendais plus à Segonzac. Elle était tombée, tout simplement tombée, un jour qu'elle me mimait cette danse qui avait vu naître leur arc-en-ciel. Tout s'était enchaîné très vite, j'avais appelé les secours, ils l'avaient emmenée. Elle ne revint plus à nos rendez-vous. Alors ce matin, je tournais inlassablement ce thé qui me paraissait si fade. Deux graines de cardamome flottaient sans but.
C'est à 9 h 25 que l'on sonna chez moi. J'étais seule et je n'attendais personne. L'escalier cria sous les godasses dévalant quatre à quatre. Je tire le verrou et ouvre la lourde porte.
Personne.
Mon regard se pose sur le paillasson tressé. Sa boîte ! Mon cœur bat tant et si fort ! Je n'osai plus bouger, fixant la boîte de Lucie. Je referme ma porte lourde comme le poids de ma surprise. Il est 9 h 29, et elle est en avance. Je souris. Une boîte en bois si vieux qui contient tant d'amour. Ambrée. Quand il l'a laissée seule, là, sur le chemin de la vie essoufflée, elle eut en charge la garde précieuse de leurs souvenirs. Au fond, Lucie et Pierre étaient intouchables.
Je caresse la boîte douce comme ses mains. Les miennes tremblent en l'ouvrant. Vide. Je reste là, interrogative. Le temps file et m'enivre. « Souviens-toi du fond. » Je tire sur la petite languette et découvre une photo, tirée sur baryté. Un homme visage heureux, vêtu d'une soutane. Dans sa main droite, un chapeau avec une cordelière à six houppes. À son bras, une jeune femme petite et frêle, qui le regarde tendrement. À gauche comme le cœur. Lucie et Pierre.
Au dos, dans une écriture fine et délicate, à l'encre estompée : « La part des Anges ».
Lucie.
Le jeudi matin, entre 9 h 30 et 11 h, elle me partage son trésor. Juste avec moi. Savourer son puissant souffle. Dans nos terres, les trésors ne manquent pas, mais celui-ci est choyé dans un écrin de bois, merrain qui a patienté son temps. Les tiroirs de la mémoire de Lucie reposent délicatement dans une boîte sculptée par une ébéniste d'art de la vallée du Coran.
Son visage s'illumine à 9 h 25. Je sillonne nos campagnes tous les jeudis matin parce que Lucie m'attend. Et elle m'attend car elle peut raviver ses souvenirs. Librement. Le reste de la semaine, elle doit taire ce qui respire en elle, ce vent qui l'a toujours portée. Grappiller quelques heures, jours, mois.
Elle prend appui sur la table avant de se lever, époussette sa jupe et prend sa canne. Le temps se ritualise. Vérification du plateau soigneusement préparé, poussières du meuble bas, replacer le napperon en dentelle de Calais, et dernier coup d'œil à la comtoise belge, en se disant que je suis à l'heure. Et elle sourit.
9 h 29.
D'un rire tendre : « Oh ! Vous êtes en avance ce matin. » Et elle pensera : « Comme tous les jeudis matin. ». Il n'y a bien que pour elle et son rituel que j'arrive à l'heure. Lucie, elle, refait les mêmes gestes, toujours. Personne ne le reproche à cette dame de 94 ans qui impose le respect. Je prends plaisir en me déshabillant à participer à la petite danse qui s'ensuit.
Poser mon sac sur la chaise ; ouvrir sa porte gauche de vaisselier. « À gauche comme le cœur », m'a-t-elle dit un jour. Ôter mon foulard ; sortir la boîte sculptée. Instant à l'arrêt. Simplement prendre le temps et faire remonter des bouffées de tendresse. Les mêmes, d'une semaine à l'autre, depuis qu'il l'a laissée. Dessus, Lucie pose sa main fripée.
Entendre ses histoires cristallisées dans le silence de l'absence, dans l'absolu de l'amour, tendresse de l'âme ridée, le désœuvrement du néant. L'attente du dernier instant. Cette boîte est tout ce qui reste de son unique amour, l'amour d'une vie.
Pierre.
L'atmosphère frémit d'intensité. Elle me sert une tasse de ce thé fumant, mélange de vert et blanc aux parfums d'amande, bleuets et boutons de rose. Elle prend soin d'ajouter deux graines de cardamome. Il aimait qu'elle prépare cette petite fantaisie au goût délicat. Une pour chacun d'eux. Suave flottement de l'atmosphère. Je la laisse se rassembler, le convoquer. Aujourd'hui, j'aime enfin qu'il assiste à nos rendez-vous. Il apparaît dans les commissures de ses lèvres. Sa voix tremble un peu.
Dans une lampée au parfum d'antan : « Pierre et moi, vous savez, nous nous sommes toujours aimés. Sur l'instant de nos regards. Personne n'a jamais compris nos silences. Mais nous savions. Ils étaient amour, notre évidence. Nous étions l'un pour l'autre la meilleure partie de nous-même, celle qui nous manquait. Et tout de suite, il lui avait dit que j'existais. Elle était dans la confidence, elle savait la puissance des âmes distillées. Une fois suffit pour qu'il y ait elle et lui, lui et moi. Et c'était ainsi. J'étais la maîtresse de..., et pour toujours. »
Elle me dévisage. Je réalise soudain qu'elle parle de Pierre. Tant d'abnégations et de résilience. La simple raison vouée à sa perte. Lucie ne se posait pas de questions. Son amant délicat, l'homme de ses pensées, de ses jours et de ses nuits. Cet homme qui la sanctifiait d'amour. Elle était la maîtresse de Pierre, il était l'homme de Lucie.
Pierre vient se placer sur le bord de son canal lacrymal. Il ne faillit jamais.
« Ma vie était emplie de surprises, je ricochais sur les minutes en patientant le prochain départ pour la félicité. »
Je reste suspendue à l'ouverture de sa boîte en chêne complice du vieillissement de ces eaux-de-vie. Ses mains ridées déplient un foulard de soie élimé, peint à la main : un ticket de manège ; un petit anneau de bronze patiné ; un pique à cheveux en bois torsadé ; de la cire rouge emprisonnant des bouts de corde et crins...
Un billet d'avion.
Sa voix faiblit, fébrile. Je lui saisis la main. Elle est douce. La pulpe de mes doigts effleure les veines gonflées. Je les caresse, les porte à ma bouche. J'embrasse cette peau translucide.
Elle abaisse ses paupières sur Pierre et se recueille : « Là où les hivers durent des mois et les étés brillent sans faiblir, je t'attendrai. Le soleil de minuit ne brillera jamais autant que notre amour. Lucie, rejoignons-nous et écoutons notre légende. »
Ses cils s'agitent avec émotion. Les larmes prêtes à déborder, Pierre veille. Il évente doucement le canal lacrymal et régule. Elle relève le menton, inspire profondément et me raconte qu'ils se sont retrouvés sur cette frontière, qu'ils ont léché leurs peaux au goût de chocolat après un sauna brûlant, écouté du jazz en découvrant la cuisine lapone, écouté les légendes des trolls et des forêts touffues. S'arrêtant au milieu de ces bras de mer, ils attendaient de sombrer dans la nuit. Au soleil de minuit, ils s'endormaient repus l'un de l'autre.
« C'est l'âme enlacée que nous goûtions chaque minute avec une saveur égale, abandonnions notre boussole au profit de notre étoile réunie. Seuls au monde, il restait encore suffisamment de terre pour continuer d'avancer toujours plus loin vers le nord. Finalement, même ici, le soleil finissait irrémédiablement par se coucher. »
Lucie cesse de parler. Les larmes n'ont pas coulé. Il ne faillit jamais. Invariablement, chaque jeudi matin à 11 heures, Pierre se replace dans la commissure de ses lèvres et attends que la comtoise se mette en branle. J'aide Lucie à évaporer ses bonheurs. Dernier long soupir. Il disparaît.
Il est temps de nous quitter.
Ce jeudi-là, comme les trois précédents, je prenais mon petit déjeuner triste et vide. Elle avait été placée dans une maison de repos, loin de chez elle, sans Pierre pour respirer. Je ne me rendais plus à Segonzac. Elle était tombée, tout simplement tombée, un jour qu'elle me mimait cette danse qui avait vu naître leur arc-en-ciel. Tout s'était enchaîné très vite, j'avais appelé les secours, ils l'avaient emmenée. Elle ne revint plus à nos rendez-vous. Alors ce matin, je tournais inlassablement ce thé qui me paraissait si fade. Deux graines de cardamome flottaient sans but.
C'est à 9 h 25 que l'on sonna chez moi. J'étais seule et je n'attendais personne. L'escalier cria sous les godasses dévalant quatre à quatre. Je tire le verrou et ouvre la lourde porte.
Personne.
Mon regard se pose sur le paillasson tressé. Sa boîte ! Mon cœur bat tant et si fort ! Je n'osai plus bouger, fixant la boîte de Lucie. Je referme ma porte lourde comme le poids de ma surprise. Il est 9 h 29, et elle est en avance. Je souris. Une boîte en bois si vieux qui contient tant d'amour. Ambrée. Quand il l'a laissée seule, là, sur le chemin de la vie essoufflée, elle eut en charge la garde précieuse de leurs souvenirs. Au fond, Lucie et Pierre étaient intouchables.
Je caresse la boîte douce comme ses mains. Les miennes tremblent en l'ouvrant. Vide. Je reste là, interrogative. Le temps file et m'enivre. « Souviens-toi du fond. » Je tire sur la petite languette et découvre une photo, tirée sur baryté. Un homme visage heureux, vêtu d'une soutane. Dans sa main droite, un chapeau avec une cordelière à six houppes. À son bras, une jeune femme petite et frêle, qui le regarde tendrement. À gauche comme le cœur. Lucie et Pierre.
Au dos, dans une écriture fine et délicate, à l'encre estompée : « La part des Anges ».
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Pourquoi on a aimé ?
Avec poésie, grande finesse d’écriture et formules qui font mouche, ce récit brosse le portrait touchant de Lucie. Cette vieille dame aux
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