L'ouvreuse du Grand Théâtre

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Je suis devant le parvis du théâtre et j'attends. Je suis nerveuse, impatiente et surtout, très en avance. Devant la porte, je prends quelques instants pour graver ce moment dans ma mémoire. Je ne veux jamais oublier que c'est à cet endroit que mon rêve va devenir réalité.
 
Je m'appelle Anna et je viens d'arriver à Paris. J'ai été engagée comme ouvreuse au Grand Théâtre. C'est temporaire car bientôt, je monterai sur scène et je dirai les tirades les plus belles. Moi je me dis « peu importe par quelle porte on rentre tant qu'elle permet d'entrer ».
 
À 18h on joue – enfin la troupe joue - Le jardin des Lilas d'Eugène Manget. C'est un grand Monsieur du Théâtre. Je connais chaque réplique de la pièce. Je pourrais jouer Camille, Arlette et tous les autres. Mais le personnage qui me fait rêver, c'est celui de Rose. C'est Louise Damia qui joue Rose. Qu'est-ce qu'elle est belle ! Il m'arrive de la croiser dans les couloirs mais je n'ai jamais osé lui parler. Elle m'impressionne beaucoup, elle a tellement de talent. Les gens du théâtre disent qu'elle n'est pas aimable et qu'elle fait des caprices. C'est vrai que parfois je l'entends crier mais c'est parce qu'elle veut que tout soit parfait. C'est tout. Un jour, je serai une grande tragédienne comme elle. Au lever de rideau, je poserai le visage d'une autre sur le mien. Celui d'une femme brisée par l'amour et la trahison. Je supplierai Dieu de me rendre l'homme que j'aime et je mourrai de chagrin au troisième acte. Mes parents seront au premier rang. Ils me pardonneront d'être partie et surtout, ils seront fiers.
 
Même si je sais que je ne serai pas ouvreuse longtemps, je m'applique pour bien faire mon travail. Mine de rien, les ouvreuses c'est important. Monsieur Gandin - c'est le directeur du théâtre - il dit toujours :
— Un public mal accueilli, c'est un public contrarié. C'est mauvais pour les acteurs et surtout pour les affaires.
J'essaye toujours de satisfaire les spectateurs mécontents de leur siège. Certains habitués m'appellent par mon prénom. Il y en a même qui me donnent de jolis pourboires. Monsieur Gandin dit que je travaille bien, qu'il est très content de moi et que je pourrais devenir une grande ouvreuse si je veux. Il me dit que je dois m'enlever de la tête mes sottises, que je ne suis pas faite pour être dans la lumière mais que je suis parfaite pour me faufiler et me rendre invisible. Je ne réponds pas, mais je sais qu'il se trompe.
 
Avant, je discutais souvent avec Pierre. Il joue Baptiste dans la pièce. On riait beaucoup. Un jour, je lui ai parlé de mon rêve de monter sur scène. Il m'a dit qu'il était certain que j'avais du talent et qu'il parlerait de moi à Monsieur Manget. Mais depuis la fois où il a essayé de m'embrasser, il m'évite. Il me dit qu'il n'a pas le temps ou qu'il doit partir. Ça me rend triste. Je ne voulais surtout pas le blesser. Ces derniers temps, il parle souvent avec Jeanne, une autre ouvreuse. Quand elle est avec lui, elle rit très fort. L'autre jour dans l'arrière-cour, j'ai entendu Pierre lui dire qu'elle devrait faire du théâtre. Jeanne avait l'air flattée. Je les ai vus s'embrasser. Je suis contente pour Pierre même si je ne pensais pas que Jeanne aurait pu lui plaire. Nous sommes tellement différentes toutes les deux.
 
Aujourd'hui est un grand jour : Monsieur Manget présente pour la première fois sa nouvelle pièce, Le grand drame de ma vie. La troupe répète depuis plusieurs semaines. Jeanne n'est plus ouvreuse. Elle a été engagée pour jouer la femme de chambre. Je suis contente pour elle. Je me dis que bientôt, ce sera mon tour.
Une heure avant le lever de rideau, une comédienne manque à l'appel. Monsieur Manget est rouge de colère. Je me dis que c'est ma chance et que je ne dois pas la laisser passer. Je rassemble tout mon courage et lui propose de la remplacer au pied levé. Monsieur Manget éclate de rire. Je me sens rougir de honte. Il finit par dire :
— Après tout, ce n'est qu'un rôle de domestique.
Je comprends que ça veut dire oui. Je contiens mon excitation devant les autres mais tout explose à l'intérieur de moi. Je vais enfin monter sur scène. On me donne mon texte : « Si Madame veut bien prendre la peine ».
Je n'ai qu'une phrase à dire mais ce n'est pas grave. Au contraire, je sais que cette phrase je ne l'oublierai jamais. C'est celle qui symbolisera mes premiers pas sur scène.
Le garçon de théâtre me fait signe. J'entre au deuxième acte. Je ne sais pas pourquoi mais mon regard est aspiré par le noir de la salle. L'actrice fronce les yeux pour me forcer à parler. La phrase que je dois dire tourne dans ma tête mais aucun mot ne sort de ma bouche. Elle improvise une réplique que j'entends bourdonner dans mon oreille :
— Et bien qu'y a-t-il ?
Mes yeux se troublent, les planches se déforment sous mes pieds. Une deuxième phrase résonne :
— Votre maître est-il enfin prêt à me recevoir ?
Les mains jointes, la tête baissée, j'acquiesce et je quitte la scène à sa suite.
 
* * *
 
Cela fait trois ans que la première du Grand drame de ma vie a eu lieu et il s'est passé bien des choses depuis. D'abord, l'incendie du Grand Théâtre qui n'a heureusement fait aucune victime, puis la mort de Monsieur Gandin, aujourd'hui remplacé par son fils aîné. Et puis, pour moi aussi, les choses ont changé.
Ce soir se joue pour la première fois Le mariage de Mademoiselle Eugénie. J'ai le trac. Il y aura de grandes personnalités parmi les spectateurs. Je sais que je n'ai pas le droit à l'erreur. Il est loin le temps où je n'étais qu'une petite ouvreuse de province qui plaçait les gens sur les bancs. Désormais, je suis celle à qui l'on confie les invités les plus prestigieux et qui détient les clés des plus belles loges. Je suis LA grande ouvreuse du Grand Théâtre.
 
Trois nouvelles ont été engagées pour l'occasion. Je suis chargée de leur expliquer leur travail. Claire doit à peine avoir dix-sept ans. Elle n'a pas perdu une miette de la visite. Elle me fait penser à moi quand je suis arrivée. Lorsque je lui ai montré les rangées dont elle devra s'occuper, elle m'a dit qu'elle voulait devenir actrice. À cet instant, mon cœur s'est rempli de colère. J'ai tendu à Claire son uniforme et je lui ai dit :
— Fais ta journée et ne reviens pas. Ici, il y a des portes qu'il ne faut pas pousser. Si tu veux vraiment devenir actrice, débrouille-toi pour revenir par l'entrée des artistes.
Je me suis enfermée dans les toilettes et j'ai pleuré silencieusement. Même mon chagrin ne fait plus de bruit. Claire n'est pas venue prendre son service le lendemain.
 
Et moi, comme chaque jour depuis que j'ai poussé cette porte, je revêts mon costume. Je prends le bâton que je garde précieusement dans la remise et je tape lentement trois coups sur le plancher. Je me redresse, j'inspire profondément et j'affiche sur mon visage un sourire de complaisance. J'entre dans la salle par l'allée principale. Mes souliers glissent comme des pantoufles sur le parquet fraîchement ciré. On entend tout juste le frottement de ma robe sur mes bas. Je me faufile dans les rangs comme une étoile furtive. Je suis Anna Michel, Première Ouvreuse du Grand Théâtre.
 

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