Louise - Michel

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« Oulaaaa ! Attention ! Mais... C'est incroyable de... de pas regarder où on met les pieds comme ça ! Z'avez pas plus de considération pour ma pauvre personne qu'une... une crotte de chien ! Ben, pour vous fermer votre grande bouche qui sourit à l'envers, je vais me coller à vos chaussures. Vos belles petites Nike que vous avez acheté en soldes. Hop ! je fais un saut, et je m'accroche à vos lacets pour pas tomber, parce que, dites donc, vous êtes du genre pressé vous ! »
C'est à cause de la vie. La vie qui va trop vite. Je sais ce que c'est. Cent à l'heure, pas moins, voire souvent plus. On est là, à essayer de faire comme si on marchait mais faut courir parce que sinon, tout vous passe sous le nez et on se retrouve hors du peloton de tête et là mes amis... C'est la merde, y a pas d'autre mot ! C'est la merde et vous vous retrouvez comme moi, mis au rabais, sur un coin de trottoir et que même que personne vous regarde. Et toute cette masse grise qui tire la gueule passe devant vous, et vous vous dites « Bordel ! Je suis devenu invisible » et vous regardez vos doigts, vos bonnes grosses paluches qui ont toujours été là et vous les voyez bien distinctement. Alors, ça vous fait marrer parce qu'à un moment, vous avez cru que vous étiez devenu complètement taré, mais non. Vos deux mains sont là, devant vous, et vous pouvez pas vous y tromper, parce que vous les voyez de vos yeux vu.
Là, c'était la goutte de trop, la Nike de trop, marre de voir ces gens qui font semblant de marcher et moi à la traîne, et puis zut, je suis humain ! J'allais pas me laisser faire toute ma vie et jouer à faire comme si j'étais l'homme invisible, parce que je sais très bien que je le suis pas.
Je sais, je suis petit. Très très très petit. Pas infiniment petit, pas au point d'être invisible, ça non. Pas encore du moins. Ma taille ? C'est pas des choses qui se demandent et puis, à force de trop y penser, ça me complexe. Je devrais pas, parce qu'on est comme on est et ça, on y peut rien... Mais bon, du bout de mes deux centimètres et demi, c'est dur de relativiser comme on entend dans la télé. Oups... Bon, au moins c'est dit.
Bien accroché aux lacets de la Nike, la femme à l'autre bout de la rue ne me voit même pas. Arrivés aux escaliers qui mènent au métro Louise Michel, je me cramponne comme un fou pour pas être projeté dans les pieds des autres gens, ou pire, dans les rigoles où les mecs se soulagent.
Je serre les dents... Tout, mais pas le pipi.... Les yeux fermés au point d'avoir mal, les poings blanchis par la tension, j'ai tellement peur que je mets quelques secondes à comprendre que les grands pieds se sont arrêtés. Ils ne bougent plus du tout. Elle va m'éjecter comme un nuisible, c'est sûr, mais au lieu de ça, elle plie un peu les genoux pour m'observer. Personne autour ne fait attention à nous. Ils ont pas que ça à faire de s'arrêter de marcher et de perdre le temps qu'ils essayent toujours de rattraper.
La fille se penche. J'ose lever la tête et je vois son visage rond comme une boule de bowling avec des joues rouges et des yeux noisettes encadrés par des lunettes-loupes. Je dis « Salut » en essayant de rester normal, et elle fait une tête perplexe et surprise. Parce que c'est pas normal que je parle. Je dis « Salut ! » plus fort au cas où elle avait pas entendu.
Elle met les mains sur les hanches et demande : « Est-ce que tu mords ? » Cette blague ! Elle croit vraiment que je suis un rat ou une de ces saloperies qui vivent dans les égouts ? Je rigole, pour lui montrer que je suis pas vexé. Je dis que non, toujours en riant et elle me présente sa main. Sa paume est froide, un peu sèche, elle fait un grand ascenseur jusqu'à son visage. Sa bouche s'étire, ses yeux sont devenus moins perçants, même s'ils sont toujours anormalement gros. On s'observe. Elle, elle peut me voir de haut en bas, mais moi, je vois juste son visage en super zoom. Mais même derrière ses grosses loupes, je vois que c'est quelqu'un de chouette.
De la voir me regarder comme ça, ben... ça me pique les jambes. Les fourmillements mettent le cap dans tout mon corps. Comme des chatouilles, et avant que j'aie le temps de comprendre ce qui se passe... Pouf ! Je prends presque cinq centimètres, d'un coup d'un seul. Je sais pas qui de nous deux est le plus surpris. Elle murmure : « T'es un drôle de petit bonhomme toi. »
C'est vrai. Le timbre de sa voix s'accroche à ma peau et le vent qui file dans ses dents sent le bonbon à la violette. Ses mains en coupole, elle me glisse dans son sac, entre son ordinateur portable et des dossiers qui ont pas l'air très amusants. On passe les portes du tourniquet. Heureusement qu'il n'y a pas de contrôleur ! « Ça secoue pas trop là-dedans ? » Je dis que non et je m'assois, les genoux rabattus sur la poitrine bien au chaud dans son sac qui porte son parfum.
Elle s'assoie pour attendre le métro. Je me mets debout dans le sac et je la regarde droit dans les yeux, pour être sûr. « Vous pouvez me voir ? » Elle fait oui de la tête. À côté d'elle, une vieille dame à la peau flétrie de vieille prune la regarde bizarrement. On s'en fout. Je suis incroyablement heureux qu'elle me voie, qu'elle me parle.
— Je me sentais tellement seul de pas pouvoir parler à quelqu'un...
— Je comprends, dit-elle doucement.
La vieille peau l'a regardée, a regardé dans ma direction et a secoué la tête comme si ce qu'on faisait était super vulgaire.
— Faut que vous fassiez attention, je dis.
— À quoi ?
— À la solitude.
Elle ne répond pas, mais ses yeux m'encouragent à continuer.
— Si vous restez trop seule, vous allez vous effacer.
— Comment ça ?
Ah merde ! Il fallait que je reprenne tout à zéro. Et mes jambes, mes bras, mon torse, tout me grattouille. Je saute du sac avant de prendre à nouveau cinq bons centimètres.
— Vous avez encore grandi. 
— Oui. Si vous restez avec moi à parler, je continuerai de grandir.
— Ah ?
— Oui. Et c'est comme ça aussi que vous ne vous effacerez pas.
Elle hoche la tête. Elle commence à piger.
— Encore quelques jours sans parler à qui que ce soit, et je serais devenu tellement petit que j'aurais disparu. J'ai eu de la chance de m'accrocher à vos chaussures et que vous puissiez me voir. J'allais finir par croire que j'étais réellement invisible. 
Une fossette pousse dans son menton : dix centimètres de plus ! Ses mains deviennent plus chaudes : et voilà que j'attrape au moins vingt centimètres d'un coup. Ça fait clac, crack, blooop, mais ça fait pas mal. Bientôt, j'ai la taille d'un enfant de cinq ans. Elle dénoue l'écharpe de soie qu'elle porte pour pas que je fasse du détournement de pudeur.
Et elle me raconte : son travail plein de méchancetés, son chat qui fait que pisser sur son canapé, son père à qui elle ne parle plus et qui lui manque, son mari qui regarde la télé sans elle et qui lui manque, ses rêves qu'elle garde au fond de sa tête et qui lui manquent, mais c'est personnel alors je peux pas vous dire. Je fais qu'écouter. Y a que ça à faire parce que la pauvre femme, ça se voit comme le nez au milieu de la figure que personne l'écoute plus depuis des lustres. Elle retire ses lunettes et pleure. Je suis un peu gêné. Je crois que c'est à cause de moi qui ai ouvert les vannes de la mélancolie. Et elle me prend la main. La mienne, très petite dans la sienne. Je deviens grand. Plus grand qu'elle. Assez pour l'aspirer dans mes bras et la serrer très fort. Sa tête contre ma poitrine. On reste comme ça et plusieurs métros avec des tonnes de gens qui se regardent pas dégueulent des wagons. Toute cette solitude nous glisse dessus. On reste bien serrés pour pas se perdre. Quand elle a fini de pleurer, elle me dit merci. Je lui dis aussi merci. On se sourit et elle monte dans la rame. Par la vitre, elle me dit au revoir. Ses lèvres disent encore merci. Je rentre chez moi, tout gonflé de chaleur.

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