Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Ça a duré si longtemps qu'il aurait été plus agréable de tout arrêter. Sous la douche, Louis écoute le bruit de l'eau qui tombe sur son corps. Il sent les jets qui sont propulsés contre sa peau. Il reste debout et immobile. Il fixe le mur et essaye de ne plus penser à rien. En tentant de faire le vide dans sa tête, toutes ses pensées inondent son esprit. Il n'en peut plus. Il ne les supporte plus. Alors simplement se concentrer sur la sonorité de l'eau, décuplée par la résonnance de la douche, c'est ce qui l'apaise. Au bout de quelques secondes, l'eau devient de plus en plus chaude. Elle lui brule la peau. Ce qui lui semblait paisible devient désagréable. Alors qu'elle était son échappatoire, Louis a soudainement l'impression que l'eau devient son abattoir. Dans sa tête, il a la sensation qu'elle veut le détruire. Elle non plus ne lui fait pas de cadeau. Le son agréable qu'elle produisait s'avère finalement être une offrande empoisonnée : le distraire quelques instants, avant de lui faire du mal. Au bout d'une trentaine de secondes, avec sa chaleur, elle s'en prend à sa nuque, ses épaules, son dos et maintenant le haut de ses fesses. La sensation devient insupportable. Pourtant, Louis reste passif. Il s'interroge et se demande si souffrir en silence ça n'est pas ce qu'il mérite. Il se questionne. Entendre le bruit mélodieux de l'eau et accepter de sentir son corps brûler en contrepartie, c'est peut-être ce qui peut lui arriver de mieux aujourd'hui. Au moment où il cherche la réponse, son corps se tourne brutalement de l'autre côté, tandis que sa main droite attrape la poignée du robinet pour l'abaisser. C'est la fin de la douche et la fin d'une minute passée à être torturé. Son corps n'a pas supporté la sensation infligée par l'insoutenable température et a mécaniquement choisi de stopper le supplice. Son corps c'est aussi son esprit, celui qui pense et qui s'interroge, qui décide et qui a les solutions. Alors Louis se dit qu'il a sa réponse : non, peut-être que quelque chose d'autre l'attend aujourd'hui. Cette réponse le surprend car aujourd'hui c'est vendredi. Et Louis déteste le vendredi. Depuis qu'il a pris ce job étudiant à mi-temps au magasin il y a quelques mois, il a découvert que les clients étaient intenables ce jour-là.
Pour lui, le stress est démultiplié dès 16 heures. Les élèves du collège le plus proche finissent plus tôt en fin de semaine. Ils arrivent en groupe, font du bruit et touchent à tout. C'est le moment où le vigil doit redoubler d'attention parce qu'ils cherchent toujours à voler n'importe quoi. À la caisse, Louis a reçu pour obligation de leur demander de contrôler leurs sacs. Très souvent les jeunes contestent. Alors il se retrouve à devoir faire preuve d'autorité et il déteste ça. Il prend un ton ferme pour que ses supérieurs l'entendent, mais avec son regard, il s'excuse parce que pour lui, un gâteau de plus ou une canette en moins, qu'est-ce que ça change pour la grande distribution qui s'en met plein les poches ? Mais il ne veut pas avoir de soucis, alors il choisit de s'appliquer.
Les travailleurs qui sortent du boulot et qui arrivent en masse à partir de 17h30 forment le deuxième groupe que Louis déteste. Ils sont pressés et veulent que ça aille vite. Ils sont épuisés et souhaitent que les employés se dépêchent, sans prendre en compte que ces derniers sont, eux aussi, exténués. Certains veulent rentrer chez eux au plus vite pour se détendre, quand d'autres veulent se rendre le plus rapidement possible au bar, au restaurant ou chez un ami pour fêter le début du weekend. Avec eux Louis le sait : scanner le code bar des articles devient une course effrénée qu'il faut achever dans les temps.
Puis à partir de 18h30, il y a les jeunes adultes. Ce sont soit des travailleurs, soit des étudiants. Louis réussit à distinguer les deux groupes grâce à leurs achats, souvent très représentatifs du style de vie du client. Pour les jeunes travailleurs, contrairement aux jeunes en étude, ils dépensent leur argent dans des produits de qualité. Lorsqu'il est épuisé par la fin de sa journée, Louis finit par passer les articles de façon mécanique devant lui, sans ne plus rien entendre excepté le bruit automatique et régulier de la caisse enregistreuse. Il plonge alors un instant son imaginaire dans les soirées des clients, reconstituées à partir de leurs goûts alimentaires. Pour le jeune homme à la barbe bien taillé et à la chemise soigneusement rentrée dans un pantalon chino, qui a acheté un pinot gris, de la sauce ail et fines herbes et du magret de canard fumé et tranché : il imagine facilement une soirée entre amis dans un appartement situé en plein centre-ville, décoré avec soin, orné de tableaux modernes, d'une table en verre et bois flotté, sur un tapis en laine beige et un parquet ancien où les invités dégusteraient des tapas en parlant voyage et dernier film vu au cinéma.
Face à cette pensée, Louis reste impassible. Ce qui le chagrine, c'est lorsque son esprit invente les soirées vécues par les étudiants qui passent devant lui. Ceux qui se contentent du pack de bière blonde en promotion et du meilleur paquet de chips en format familial : ce sont eux qui le peinent. Ils le peinent parce qu'il se revoit lui. Il songe à son passé et à son présent. Celui qu'il était avant, et celui qu'il est devenu maintenant. Il se revoit il y a plusieurs mois en arrière lorsque lui aussi, sortant des cours à toute vitesse, filait acheter de quoi boire et manger, avant de rentrer se doucher dans la précipitation pour se joindre au before que préparait son groupe de potes. Tout s'annonçait bien. Ils auraient bu, mangé, se seraient vannés et auraient rigolé des mêmes blagues de d'habitude. Puis ils seraient sortis en ville pour s'assoir en terrasse, et qui sait ? Si l'ambiance était fantastique ils auraient sûrement fini la soirée en boîte. Ivre de bonheur et d'alcool, Louis aurait payé sa tournée. D'abord pour faire plaisir à ses potes, et surtout pour impressionner cette fille qu'il aurait rencontré vingt minutes plus tôt. Ils se seraient parlé quelques temps, se seraient déhanchés en suivant le rythme imposé par le DJ et auraient finit par simplement se sourire avec envie, lorsque le son et l'alcool seraient devenus trop forts pour qu'ils puissent se comprendre. Si les choses se déroulaient à son avantage, peut-être que la jeune femme lui aurait accordé un baiser. Puis, timide comme il est, il serait reparti avec ses potes, sans oser lui demander de la raccompagner ou plus simplement sans oser lui donner son numéro. La soirée serait restée un souvenir et une anecdote à raconter au cours du vendredi suivant. Avant que d'autres évènements de ce vendredi suivant ne deviennent les nouvelles anecdotes à partager.
Ces moments vécus sont ceux du passé. Ceux qui restent dans sa mémoire. Ceux qu'il essaye d'oublier parce qu'il a conscience que désormais tout a changé. Il n'a plus rien des étudiants qu'il voit défiler devant sa caisse le vendredi soir. Désormais, Louis est seul. Seul dans son mal-être, seul dans ses souvenirs et seul le vendredi. Au fond de lui, il aimerait secrètement redevenir celui qui profitait des bars, des bières, de ses amis et de la force fédératrice de la musique. Au fond de lui, sa solitude, sa mélancolie et sa passivité le lasse. Sa joie de vivre, sa fougue et sa liberté lui manquent. Pour l'instant, la quête du bonheur ne lui semble pas juste inaccessible : elle lui semble introuvable. Tout seul il n'y arrivera pas. Il a besoin d'une aide pour changer sa vie. Il a besoin d'un coup de pouce. Malheureusement, il se sent abandonné. Laissé de côté. Il voit les autres sourire pendant que lui pense à mourir. La dépression : voilà ce qui abime Louis au quotidien. Voilà le poison face auquel il doit trouver l'antidote pour se libérer. Chaque jour, sortir de chez lui est une victoire. Mais chaque soir, les larmes qui coulent sur son visage sont à nouveau le signe du désespoir.