L'origine du monde

Toute histoire commence un jour, quelque part et si l’on doit croire en la sagesse Antique d’un seul vieux fou et de son idée du tout, constitué d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, alors ceci n’est pas le récit d’une histoire. Et si ce n’est pas un tout, ce sera un rien. Puisque moi-même, comme convenu, je ne sais rien. Mais comme la forme me l’impose, je vais prétendre qu’il existe un début : un point de départ indéterminé et indéterminant, perdu dans les confins de la logique non-euclidienne. Disons, un anti-lieu. En attendant, me voici, corps projeté du néant dans le monde. Pendant longtemps, j’ai vécu l’autarcie primitive du nouveau-né, pensant être l’axe de rotation, non pas de la Terre, mais de l’Univers tout entier. Avant moi, le vide, après moi, son retour. Ma première rencontre de l’altérité dégrada profondément l’être parfait que je pensais être. On a beau se convaincre qu’on est suffisant, c’est comme un faux mouvement du pied à la recherche désespérée d’une marche fantôme. Vient ensuite, comme un malheur n’arrive jamais seul, l’inéluctable chute ontologique. Très tôt, j’ai renoncé à la société, à ses goûts, à son paraître et j’ai limité au nécessaire mes rapports à autrui pour me chercher une âme plus grande que moi et pour qu’au final, à bientôt trente ans, misérable, je ne connaisse rien du monde, si ce n’est le tout petit aperçu, entrevu par le trou de la serrure interdite. Ce n’était pas la première fois que je tentais de quitter cette existence macabre, mais sa chaleur languissante me rappelait toujours à elle. Pas de malheur, pas de blessure. Seulement des fantasmes où l’amour se mêlait exquisément à la violence et où chaque échec n’était que l’extase douloureuse avant le triomphe total. Je vivais donc une demi-vie, sans passion ni goût. Et à en juger par les photos des filles, étalées à la face du monde comme autant de chair désincarnée, mon mal n’avait peut-être rien d’unique. Pour le savoir, il fallut que j’aille plus loin. Le site était étonnamment complet. Dans une profusion binaire, le summum de la technologie se mettait au service de l’obsession fétichiste. J’explorai ainsi longuement toutes les possibilités : sexe, couleurs de cheveux, de yeux, taille, corpulence, âge, ethnie. Dans la liste bigarrée des pratiques sexuelles, l’équivocité de certaines expressions me laissa perplexe. Je décidai, pour l’instant, de laisser ces mystères irrésolus. Je n’avais pas réellement réfléchi au portrait type de la femme idéale. J’avais bien quelques préférences, mais mes fantasmes étaient si déconnectés de la réalité, qu’ils prenaient difficilement corps. Je pensais sincèrement que la partenaire parfaite n’appartenait qu’au royaume des idées, si bien que toute représentation d’une plastique, même remarquable, me faisait l’effet d’un affront. Mais soudain, dans l’étendue infinie de cette palette de préférences, je m’arrêtai sur l’option « Endogène/Exogène ». Je ne pensais pas la trouver ici, noyée dans ce flot des possibles. L’idée me parut, aux premiers abords, absolument révoltante. Aucun Exogène ne pouvait décemment se complaire à tremper dans la fange en compagnie d’êtres potentiellement sous-évolués. Du moins, à leur place, je ne l’aurais pas voulu. Vorace, ma curiosité me poussa à l’irréparable. Sans plus de précision que le terme « Exogène », je lançai ma recherche. Sur les huit cent trente-sept profils officiellement recensés, il n’en resta qu’un seul. Contrairement aux autres, celui-ci ne contenait aucun texte de présentation. Je ne m’en plaignis pas : les précédents m’avaient paru si artificiels dans leur style, que j’avais douté de leur véracité. Je m’étais imaginé un petit gratte-papier, payé à la ligne, prostituant ses capacités cognitives pour créer de toute pièce des personnages assez séduisants pour attirer les clients et assez réalistes pour ne pas éveiller les soupçons. Mais si mon intuition était la bonne, alors ce profil était, par la force du plus grand hasard, passé à travers toutes les mailles du filet numérique. Sa photo, loin de la mise en scène érotico-pornographique, n’était qu’un vulgaire cliché de papiers d’identité. Expression neutre sur fond blanc. Pourtant, la symétrie parfaite de son visage et la qualité de son grain de peau me sidérèrent. À force de solitude, j’en avais presque oublié la notion de beauté. À la place de l’éternelle présentation insipide, plusieurs listes concises me donnaient l’impression d’examiner un CV. Moi, DRH ? Et pourquoi pas. Prenant goût au jeu, je continuai ma lecture.

Langues parlées : français, anglais, italien, allemand.
Hobbies : art, littérature, philosophie.
Formation : diplômée d’un IEP, magna cum laude.

Magna cum laude. Je me le répétais plusieurs fois, tel un mantra. De ma vie, je n’avais jamais connu les honneurs. J’ignorais ce que pouvait représenter un diplôme d’études supérieures, mention « magna cum laude ». Je me remémorais mon parcours scolaire chaotique et mes deux mois passés à la fac. L’angoisse existentielle avait finalement eu raison de toutes mes ambitions. Incapable d’exécuter les tâches du quotidien, je m’étais finalement construit une vie dans 10m² de chambre post-adolescence. S’en était suivi une longue période d’obscurité, spirale infernale d’auto-apitoiement, de haine, de souffrance stérile et d’hygiène corporelle douteuse. Dans une overdose d’apathie, j’avais finalement accepté des boulots minables, que j’avais abandonnés presque aussitôt à chaque fois. Dans les petites annonces, je cherchais uniquement la mention « Endogènes acceptés ». Autant dire qu’à ce niveau d’exigence, aucun Exogène « normalement » constitué ne postulait jamais. Je m’évitais ainsi la concurrence « déloyale » et surtout, je crois, la comparaison. De fait, je me condamnais aussi au médiocre. Certains emplois m’avaient paru si insupportables, que je maîtrisais désormais parfaitement l’art subtil de la fuite ; faisant mine de prendre ma pause déjeuner à l’extérieur, je passais le pas de la porte pour ne plus jamais réapparaître. Mises bout à bout, ces quelques expériences, associées à la gratuité du foyer parental, m’avaient permis de mettre de l’argent de côté. Argent dont, honnêtement, je ne savais pas quoi faire. Je n’avais le goût de rien et surtout pas de la consommation. Je me contentais de peu et ne trouvais pas mon compte dans l’avoir. Quant à l’être, n’en parlons pas. L’injonction permanente au bonheur me faisait l’effet d’une irritation persistante et mon incapacité à vivre en autonomie finissait d’enfoncer les clous de mon cercueil. En attendant la mort certaine, j’avais décidé d’user de mon temps et de mon argent dans des expérimentations qui, au fond je le savais pertinemment, ne me mèneraient nulle part, si ce n’est à cette case départ de 10m². Je réservai donc une date, un horaire et une activité. La liste prédéfinie laissait peu de place à la fantaisie. Par dépit, je me décidai pour un « rendez-vous culturel », si cela avait bel et bien un sens. Une demi-heure plus tard, je reçus un premier message de remerciement. Au bout d’un échange somme toute banal, nous convînmes d’un lieu de rencontre.


J’avais imaginé un tableau plus exceptionnel, du moins en termes de proportions. Abstraction faite de cette immonde boursoufflure dorée qui lui servait de cadre, l’œuvre en elle-même était étonnamment intimiste.
« Alors, c’est tout ? C’est ça, l’origine du monde ? » avais-je questionné. Autour de nous, quelques touristes s’agglutinaient en foule éparse.
« Non, me répondit-elle, ça, c’est un vagin. L’origine du monde, c’est le grand hasard cosmique, mais je suppose que Courbet n’avait que très peu d’intérêt pour l’astrophysique.
— L’origine pour Courbet, c’est peut-être juste la naissance. »
Elle me jeta alors un regard que je devinais mi-amusé, mi-condescendant. Pour elle, j’étais probablement d’une bêtise crasse. L’orgueil à vif, je voulus lui rappeler que je la payais, mais la décence m’en retint.
« À l’époque de la création de ce tableau, naître avait encore du sens. Quand on y réfléchit bien, à l’heure actuelle, tous les dés sont pipés.
— La grande triche sociale, c’est pourtant pas nouveau ; dis-je en haussant les épaules.
— Tu veux une histoire drôle ? En voilà une. Un jour un type est arrivé avec une nouvelle piste concernant l’identité du modèle de Courbet, plutôt solide cette fois. Et tu sais ce que certains se sont empressés de dire ? »
Elle me regarda un instant, attendant sans doute que je lui donne une réponse. Je me contentai alors de secouer la tête.
« Qu’elle était laide et qu’il aurait mieux fallu ne jamais savoir. Charmant, non ? Maintenant, on peut vivre sans la crainte que son enfant soit moche. C’est formidable.
— Seulement si on a le fric, commentais-je.
— Oui et non. Certains s’endettent sur trente ans pour éditer leurs gosses. C’est devenu le nouvel investissement à la mode. Mieux que l’immobilier. Certaines sociétés de crédit vont jusqu’à faire remplir une fiche d’avenir aux futurs parents. Des fois qu’ils auraient l’idée de gâcher le potentiel de leur enfant, en ne le forçant pas à devenir avocat ou neurochirurgien. En Chine, c’est le trafic de reins qui a le vent en poupe. »
Je déglutis avec difficulté. Il m’était toujours insupportable de penser qu’à quelques gènes près, j’aurais pu l’avoir, ma vie rêvée. À la place, une voix lointaine dans ma tête me demandait encore si mes parents m’aimaient réellement. La vérité, je la connaissais pourtant. Jamais personne n’aurait accepté de prêter autant d’argent à un jeune couple sans passé ni avenir, déjà endetté par des tas de micro-crédits à la consommation. Officiellement, bien sûr, ils avaient toujours affiché une animosité de façade vis-à-vis de la méthode. Trop dégradante, trop dangereuse. Sans doute ne voulaient-ils pas aggraver ma peine. Et la leur.
« Je te trouve plutôt critique sur le sujet, osais-je.
— Je n’en ai pas le droit ?
— Si. C’est curieux, c’est tout. D’habitude les Exogènes remettent rarement en cause le principe.
— Et si j’étais comme tous mes semblables, tu penses sincèrement que je serais ici ?
Je laissai la question en suspens et nous continuâmes à travers le musée, circulant d’époque en époque. Sur demande, elle faisait quelques commentaires, tantôt formels, tantôt biographiques, tantôt historiographiques.
« Tu vois, chacun se mange, se régurgite et se vomit à l’infini. C’est en cela que réside la création », conclut-elle.


« On va à l’hôtel ? »
Sur le parvis du musée, l’angoisse se rappela subitement. La garce. Timidement, je demandai :
« C’est commun ? Je veux dire, aller au musée ou au ciné et louer une chambre ensuite ?
— Plus qu’on ne le soupçonne. Ça donne une impression d’authenticité et certaines personnes aiment bien faire semblant. D’autres s’embarrassent pas des formes. Quoi que tu choisisses, ça te coûtera pas plus cher. Enfin, seulement le prix d’une chambre. Par contre, je ne me déplace pas à domicile. Jamais. »
Je ne décelais dans ses propos aucune honte ; elle s’était prêtée, sans tabou, au jeu des questions-réponses. De mon côté, je balbutiai quelques excuses et lui donnai l’argent sans plus attendre. Me remerciant, elle me tendit une petite carte de visite.
« Pas de soucis. Si tu changes d’avis, tu peux toujours me contacter. »


— Est-ce que tu tiens à la vie ?
— Je pense que je pourrais mourir demain, ça ne changerait rien. Et toi ?
— Je le pense aussi.


Après quelques semaines d’échange, j’avais enfin décidé d’accepter l’une de ses invitations. Entre nous, il y avait comme une fascination mutuelle. Du moins, je l’espérais. Sur les coups de 23h, nous nous retrouvâmes devant l’un de ces petits clubs sélects de la capitale et rapidement, je compris mon erreur.
« Je ne peux pas renter, lui soufflais-je. Tu sais bien que je n’ai pas la bonne carte génétique.
— T’inquiète, je connais le gérant. »
Sans plus de précision, nous passâmes sans difficulté la sécurité, sous le regard réprobateur de quelques noceurs recalés. La musique était excessivement forte et tout l’endroit, malgré son côté haut standing, empestait la sueur. L’agression sensorielle prit fin lorsque nous arrivâmes au dernier étage du club, dans une petite pièce visiblement insonorisée où nous avions pénétré par une porte dérobée, à peine visible dans l’obscurité. Seul présent, un jeune homme au physique d’éphèbe. Profil impeccable, mâchoire mortellement effilée. Assis sur un canapé rouge, il nous fit signe d’approcher. Le sourire aux lèvres, il me transperça de part en part, d’un seul coup d’œil.
« Ravissant spécimen. Désagréable à souhait pour le regard. C’est fascinant. Tu as vraiment le don pour les choisir. »
En guise de réponse, elle s’assit à ses côtés, tandis qu’en silence, au milieu de la pièce je restais debout. L’inconnu s’adressa à moi sur le même ton, comme si rien de ce qu’il avait pu dire précédemment avait de l’importance.
« Tu as aimé la visite ? Tu ne l’as peut-être pas remarqué, mais Le Couloir est sectorisé. Pas une volonté de notre part. Ça s’est fait comme ça. Les Exogènes intelligents d’un côté, les athlétiques de l’autre, au milieu les gravures de mode. Et bien sûr, au dernier étage, les happy few, comme on dit. On est pas nombreux, mais on existe.
— La ferme, tu vois bien que tu l’impressionnes, l’interrompit-elle.
— Je ne fais que lui donner les clés de compréhension. C’est toi qui m’as raconté cette histoire d’origine du monde. J’ai trouvé ça tout-à-fait charmant.
Puis se tournant vers moi, il reprit avec éloquence :
« C’est bien toi qui veux savoir l’origine du monde, n’est-ce pas ? Allez, je vais te la révéler ! L’origine, c’est la violence. Et nous, tels que tu nous vois, nous en sommes les produits les plus perfectionnés. Nous sommes la violence ultime, non plus seulement tournée contre l’humain, mais contre la nature elle-même. Ça en jette, hein ?
Désormais totalement incapable de me mouvoir, je découvrais avec effroi l’odieux piège qui se refermait déjà sur moi.
« Ton nouveau jouet n’est pas très réceptif, fit-il boudeur.
— Ce n’est pas mon jouet.
— Exact. Notre jouet.
— Il faut toujours que tu tournes tout à la dérision.
— Tu vois ce que je vois ? De la peur. Tu m’avais promis que cette fois-ci, il n’y en aurait pas.
— Désolée, je me suis trompée. Je pensais qu’il n’y en aurait pas.
Le jeune homme souffla longuement et se leva. M’agrippant par le bras, il se pencha alors à mon oreille :
« Tu ne corresponds pas aux attentes. On va devoir te laisser partir. »
Essayant de me libérer, je sentis sa prise se resserrer et son souffle chaud pénétrer mon intimité.
« Cependant, tu dois bien saisir que tu n’as jamais mis les pieds ici. Que tu ne nous as jamais rencontrés. Et si un jour, une histoire t’en rappelle une autre et que tu penses comprendre quelque chose, rappelle-toi que tu ne sais rien. L’origine, c’est nous. La finalité, c’est nous. Toi, tu ne seras jamais prête pour ce monde. »