L'Ombre de la Grande Sylve.

Lisière nord-est de la Grande Sylve. An 230 des Grands Bouleversements.
 
Tafellane quitta la passerelle en bois qui courait dans les hauts arbres de la Grande Sylve pour emprunter l'escalier de corde qui mène jusqu'à la canopée. 
Elle aimait s'y rendre en fin de journée ; assister au coucher du soleil depuis le sommet des ces arbres séculaires lui procurait une satisfaction intense, celle de communier pleinement avec Pacha Mama et l'aura magique qui faisait l'âme de la Sylve.
Pacha Mama, la déesse de la nature. Une nature que la folie et l'arrogance des Hommes avaient presque détruite dans la quête vaine d'un pouvoir sur celle-ci. Elle se souvenait parfaitement de ce que le Vénérable Vieux avait maintes fois narré avant sa Transformation en Arbre Sacré devant le Conseil des Anciens et les Shamans de la forêt.
 
Malgré les avertissements de nombreux scientifiques, l'Homme, au lieu de vivre en harmonie avec Mère Nature, avait voulu la domestiquer, s'en approprier les richesses, et cela, au détriment des autres espèces vivantes, entassant des déchets aussi bien sur terre que dans les océans. L'air des villes devint irrespirable, les mers et rivages jonchés de plastiques qui décimèrent une quantité indéfinie de poissons, de crustacés ou encore d'algues.
 
Le Vieux racontait que c'est petit à petit que Pacha Mama fit ressentir sa colère en créant de plus en plus de cataclysmes, comme un avertissement, mais ils passèrent presque inaperçus à la cécité dont l'Homme s'était paré. Survint alors un imprévu. Un virus mutant qui décima une grande partie de la population de la planète en quelques années. Alors, les économies s'effondrèrent, déclenchant des famines qui n'épargnèrent personne. Aux famines succédèrent des révoltes, pauvres contre riches, et des guerres qui, devenant vite chimiques, détruisirent des villes et des régions, des populations entières. Au nom du profit et du pouvoir.
 
À la Grande Pandémie succéda le temps des rands Bouleversements. Des cyclones et des raz de marée, de gigantesques incendies, des séismes impressionnants détruisant des villes entières, changèrent la face de la Terre à jamais en remodelant le Monde et ses continents.
Des gangs et des sectes se formèrent là où demeurait un semblant de population dans les ruines des cités dévastées. Le Chaos régnait, laissant libre champ au culte d'Iblis, le Nouveau Dieu autoproclamé, l'ange déchu expulsé du paradis par Dieu, puis précipité en Enfer. Lui et sa disciple, la sorcière Aïcha Kandicha, tentèrent partout d'assoir leur pouvoir en voulant conquérir ce qui restait du Monde.
 
Le soleil dardait ses derniers rayons de soleil, illuminant presque les hauts feuillages de la canopée de teintes multicolores agités par un léger vent apportant quelques effluves marines des proches rivages de la Grande Mer. Petit à petit, les notes joyeuses des nombreux chants d'oiseaux qui peuplaient la forêt, s'estompèrent dans la nuit naissante. Tafellane, l'œil aux aguets, darda alors un dernier regard attentif vers l'immensité du désert qui s'étalait à quelques heures de marche hors des frontières magiques de la forêt. C'est de là, et de l'océan, qu'arrivaient des hordes de pirates en tout genre, de pillards, ivres des drogues diverses dont la sorcière les abreuvait pour assouvir ses rêves de conquérir la forêt et vaincre son vieil ennemi, Anira Amessakul, le guide voyageur, que tous, ici, appelaient affectueusement le Vieux.
Lui aussi, arriva par la mer. Avec la marée, un matin noyé d'une brume protectrice. Il avait franchi l'océan sur un drôle de bateau, inconnu dans ce coin du monde, construit par les marins des Iles du Nord. Un peuple d'hommes rudes et fiers, aussi bons marins que guerriers. Lui-même se disait le dernier des Druides du Vieux Continent, il vint accompagné de shamans, de griots et de scaldes, moitié poètes, moitiés guerriers. Tous avaient le même amour de Pacha Mama.
 
D'après ce que lui avaient raconté les femmes shamans qui l'avaient formée ; Tafellane était issue d'une caste guerrière entièrement féminine, les Ombres de la forêt. Gardiennes de celle-ci, elles étaient formées dans l'art du combat rapproché dès leur puberté. S'ensuivaient pour ces apprenties guerrières, un long et rude apprentissage ponctué de nombreux jeûnes initiatiques et de longues séances de méditation en solitaire au plus profond de la forêt. Guidées dans leur quête spirituelle par les anciennes, elles apprenaient aussi bien les secrets des plantes, que ceux des runes magiques ou encore et surtout à communiquer avec les grands arbres dans lesquels elles vivaient en permanence en petit groupe d'une dizaine de guerrières. Outre les arcs courts ou longs que tout sylve maniait avec dextérité, armées d'une dague courbe dans chaque main ou d'une petite lance à deux lames, elles étaient rompues à toutes formes de combats ; le Vieux n'eut aucun mal à les convaincre d'unir leurs efforts pour contribuer au renouveau de Déesse Mère.
 
C'est ensemble, leur avait-il dit, que nous devons mener ce combat, unir nos volontés, car notre destin, celui de la planète, est entre nos mains. Joignons-les d'abord avec ceux de la Sylve et des Clairières Sacrées pour y dresser une barrière magique afin de repousser les attaques de la sorcière et faux dieu. Nous pourrons y recueillir toutes les personnes de bonne volonté voulant lutter contre Kandicha et ses sbires. 
Cela fait plus de deux siècles que je l'affronte, depuis le début des Grands Bouleversements. Son envie de pouvoir est incommensurable, elle n'arrêtera jamais de vouloir tisser sa toile nauséabonde, tant que le monde ne sera pas à ses pieds... ou à ceux d'Iblis. Reste encore à savoir lequel des deux, manipule l'autre.
 
La nuit était tombée et la lune fit son apparition dans le firmament étoilé. Nul feu alarmant ne brillait au loin, nul fanal sur l'océan, nul bruit intempestif apporté dans la tiédeur de la bise. Dans le grand calme qui enveloppait la canopée, la vieille guerrière pensa aux combats menés pour préserver la Terre Mère. Ils sont nombreux, se dit-elle, jamais gagner, toujours à mener, indispensables.
Elle sentait l'aura magique de la Grande Sylve qui en était le centre, se répandre tout autour d'elle pour l'envelopper d'un sommeil serein.
 
 
 
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