Lointain souvenir qui s'égare et s'estompe

Toute histoire commence un jour, quelque part dans un parc perdu au milieu de nulle part et assez lugubre, d’où émane une épaisse fumée blanche comme la neige, un vent à glacer le sang, une odeur de putréfaction incommodante. Et ces deux êtres, si je peux les appeler ainsi, qui ont marqué ma vie, déjà maculée de sueur et de sang, d’une tache indélébile...

Les dernières gouttes de l’encre de ma plume, déversées sur les feuilles de ma vie, ont pris forme quand j’ai enfin rejoint mes deux amis que j’avais connus dans des circonstances bien insolites.

Henry et Wendie...

Ils n’ont apporté que lumière à ma vie.

L’arôme fort du café dans la matinée, l’effluve du vin dans nos verres quand la brise du soir se mêlait à l’odeur salée de la mer, nous rappelant à chaque fois que nous avions bien fait de choisir ce coin paradisiaque pour notre lune de miel ; Le ballet de fruits familiers qui me chatouillaient les narines peu importe le coin dans lequel je me trouvais dans la maison ; les minces et doux rayons du soleil qui me caressaient le visage au réveil ; le réconfortant frou-frou des draps quand je sortais enfin du lit... Tout cela concordait à rendre munificent ce séjour à Jacmel.

- Tu vas adorer, m’avait dit Marc quand nous avions emprunté la route pour nous installer dans cette maison qui, jadis, était une petite merveille et que lui avait léguée ses parents.

Et il n’a pas eu tort. Il faut dire que monsieur n’avait pas lésiné sur les bords pour faire plaisir à sa fraîchement charmante femme. Deux semaines à se fréquenter, trois jours depuis que nous nous étions unis pour la vie, nous moquant du laps de temps durant lequel nous apprîmes à nous découvrir. Je dois certainement remercier mes adorables parents qui n’avaient fait que nous précipiter dans ce mariage.

Outre le séjour que j’avais adoré, j’allais développer une certaine affinité beaucoup plus accrue pour les différentes parties de notre maison située à Pacot, de retour de notre week-end de noces. En effet, avec Marc, j’avais en tête la morphologie de tous les recoins de notre demeure. Pas une seule partie n’avait été négligée. Il tenait à le faire partout. Dans le salon, la chambre, la salle à manger, la salle d’attente, l’escalier et sa cage y compris, la cuisine, la salle de bains et le balcon qui étaient mes deux coins préférés.

Le premier espace, je le considérais comme une sorte de purgatoire. Vous savez, le lieu où on va pour expier ses fautes, qui n’est pas l’enfer, mais qui en est proche. C’était là que m’emmenait toujours Marc après sa besogne. Cela me faisait toujours l’effet de mon baptême à l’Église Baptiste Jésus Revient. Il faut dire que mis à part le fait que je dégoulinais de sueur et que du sang sortait de mon nez, il y avait tous les éléments d’un baptême. L’eau, Marc qui se mettait toujours en blanc pour réaliser son rituel, et mon cher époux qui m’aspergeait d’eau jusqu’à ce que je sois inconsciente pendant quelques bonnes minutes. Quand je reprenais connaissance, il me lançait sans mot dire la serviette.
Des minutes durant lesquelles je me pavanais dans un autre monde et où je connus Henry et Wendie avec lesquels je me suis lié d’amitié.

- Tu n’as pas à t’infliger ça, Marguarette. Tu dois partir de cette maison, me répétait à chaque fois Wendie, assise sur un banc de ce vieux parc.

- Il faut vraiment que tu le fasses ! Si tu veux, on t’aide à t’enfuir, renchérissait Henry.

C’était un vieux couple, qui semblait avoir passé une bonne partie de leur temps ensemble. Après ces petits échanges qui ressemblaient souvent à une certaine alerte, je me sentais comme tirée du fond d’un puits. C’était la gifle de Marc qui me ramenait à la vraie vie, à cette brutale réalité que je fuyais lorsque je venais à leur rencontre.

Tout a commencé le premier soir où je suis revenue du boulot. Ma toute première journée de travail après mon mariage.

- D’où viens-tu ? m’a-t-il demandé, assis en face de la porte en vitre, guettant sans doute mon arrivée.

- Du boulot chéri, répondis-je en déposant les clés de sa voiture que j’avais prise ce matin pour m’y rendre.

- Je croyais qu’on avait déjà eu cette discussion. Je ne veux pas que ma femme travaille. J’ai assez d’argent pour te prendre en charge.

- Mais Marc...

- Il n’y a pas de mais qui tienne, Maguy. Tu restes à la maison, un point c’est tout.
Il avait ponctué sa phrase en s’approchant de moi, l’air quelque peu menaçant.

- Tu crois que j’ai payé cette maison à tes parents pour rien ? Je ne vais quand même pas courir le risque que quelque chose t’arrive.

- Mais chéri, je bosse déjà depuis cinq ans. Comment veux-tu que je mette fin à ma carrière professionnelle.

Je reçus ma première gifle ce soir-là, et je fus majestueusement servie tous les autres soirs. Parfois il faisait preuve d’un peu plus d’imagination en utilisant autre chose que ses mains. Des accessoires de maison ou de cuisine comme le fer à repasser, le fer à lisser les cheveux, la poêle à frire, et même la bouilloire... remplie d’eau chaude. Il trouvait une excuse à chaque bastonnade. Le repas qui n’était pas prêt à temps, mon oubli de ne pas l’avoir réveillé à temps, la pâte trop cuite, les œufs trop brouillés, les draps froissés. Du coup, je me faisais tabasser jours et nuits pour des raisons futiles. En dehors de la maison, je me contentais d’exister. Je ne vivais pas complètement ma vie. Je ne sortais pas, je ne m’installais pas devant la télévision. Comment pourrais-je en profiter quand Marc avait jugé inutile d’en posséder une ? Je n’écoutais pas la radio, j’étais comme coupée du reste du monde. Chaque jour j’essayais de m’accommoder au rôle de ménagère qu’il m’avait attribué et essuyer de sévères raclées.

Ce n’était pas la meilleure des vies, mais je l’aimais bien. Ne dit-on pas que tout cadeau venant des parents est fait avec amour ? Comment pourrais-je refuser cette vie que m’avaient offerte mes parents ? Ils étaient si gentils avec Marc et ils l’aimaient tellement. Et leur amour pour moi, comparable à un océan, est si grand qu’ils n’ont pas hésité à remettre ma vie entre les mains de Marc sans prendre la peine de me consulter. Après tout, ils ont toujours décidé de ce qui était bien tassé pour moi.

J’ai souvent pensé à fuguer. Mais j’avais peur que quiconque fût mis au parfum de cette histoire pitoyable que je vivais. Complètement amochée avec des bleus partout, un œil au beurre noir, un corps endolori... et puis il y avait mes parents... Si jamais je pensais à le faire, Marc s’en prendra directement à eux.

Je ressasse encore nos souvenirs de quelques semaines auparavant. Ce rendez-vous dominical où je jouais mon rôle de petite amie exemplaire et devais à chaque fois arranger la maison, la débarrasser de toutes les particules poussiéreuses, arroser notre parterre en terre battue et prier pour que Marc n’ait pas besoin d’utiliser les toilettes. Notre latrine ne nous faisait pas honneur. Grand bien nous fît. Jamais il n’en a eu besoin. Deux semaines durant lesquelles j’avais goûté à l’extase à ses côtés. Fidèle à mes rendez-vous de folie, témoin de mes larmes, accompagnateur dans mes moments d'euphorie, Marc n’avait jamais failli à ses devoirs quand j'avais besoin de lui durant cette période. Je ne saurais dire à quel moment exactement notre relation avait pris une tournure sérieuse, mais j'avais fini par apprécier cette étrange et dangereuse complicité qui nous avait rapprochés.

Quand je sortais avec mes amis et qu’il m’accompagnait, ces derniers n'arrivaient pas à comprendre cette manière que j’avais de le fixer avec un sourire langoureux et un regard attendri que je ne cachais pas. Je ne saurais trouver les mots adéquats pour exprimer cette sensation de bien-être que je ressentais rien qu'à le dévisager, ce plaisir que j’éprouvais quand je faisais balader mes doigts sur sa peau... Et cette façon de m'arracher les vers du nez, parfois même quand il voulait me réduire au silence.

Deux semaines après, il offrait une maison à mes parents à Tabarre, et me demandait en mariage.
À mes yeux, il n’était encore qu’une connaissance que je commençais à apprivoiser, mais le chèque qu’il signa en plus de la maison qu’il offrit à mes parents a suffi pour que ces derniers le considèrent comme leur gendre. La suite s’était enchaînée à une vitesse vertigineuse.

- Maguy, chérie, nous avons bien vu comment vous vous êtes entendus Marc et toi durant ces dernières semaines. Ce mariage ne pourra que vous faire du bien à tous les deux. Nous comptons sur toi pour être une épouse digne de ce nom. Le bon Dieu a finalement entendu nos prières et nous a apporté la délivrance à notre porte. Ma fille, tu as été excellente, et ta mère et moi sommes fiers de toi. Marc saura te donner tout le confort dont tu auras besoin, on n’en doute pas une seconde. Toi, aimes-le comme jamais tu n’aimeras aucun homme de ta vie. Depuis le temps que tu nous amènes des individus les uns les plus timbrés ou clochards que les autres, en voilà au moins un qui vaut la peine d’avoir le titre de mari dans ta vie.

Vous savez, je n’ai jamais su tenir tête à mes parents. J’acquiesçais à leur moindre demande. Ce jour-là, j’ai quand même eu la force de leur dire, avec des larmes obstruant ma voix :

- Mais je le connais à peine...

- Ce n’est pas grave, ma fille, répondit ma mère. Ton père et moi, nous nous sommes fréquentés seulement pendant un mois avant de se marier. Tu sauras t’y prendre. On te fait confiance.

Le mariage a été organisé dans la plus parfaite discrétion. Jamais je n’ai eu mon mot à dire. Ce mariage dont les seuls souvenirs que je chérissais et que j’emporterai dans la tombe étaient mes nuits de noces.

Je vous avais parlé de mes deux pièces préférées de la maison. La salle de bains et le balcon.
Ce fameux balcon, ce sublime espace dont je n’oublierai jamais les affreux bienfaits. Il m’a fallu quelques secondes pour en tomber amoureuse. Ce recoin du bonheur où se réfugiait Marc pour fumer, habitude acquise pour calmer sa conscience qui devait sans doute s’échauffer chaque fois qu’il repensait à ses monstrueuses prestations, si tant est qu’il en avait une. Habitude que je lui ai arrachée de force en le propulsant dans le vide, certainement son voyage de non-retour.

Après avoir poussé Marc du haut de ce balcon, j’ai voulu revoir mes amis Henry et Wendie. Je me suis dirigée vers la chambre, fouillant dans le tiroir de la table de nuit de Marc à la recherche de l’arme dont il avait utilisé le canon pour m’écorcher le visage et pour achever travail qu’il avait commencé. J’appuyai sur la détente et mes amis se présentèrent tout de suite à moi.

- Nous étions sûrs que tu y arriverais, me dit Wendie, souriante.

Après que nous vous eûmes franchi ce halo lumineux qui semblait nous attendre, Marc fut pour moi un lointain souvenir.