L'odeur de la mer

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ! »

Agenouillé contre mon gré, j'étais misérable à me défendre dans la boue et dans la poussière. Le sang dégoulinait de mon visage et quelques perles rouges ruisselaient sur mes joues pour descendre jusque dans mon cou.

De dos, la silhouette capuchonnée ne bougea pas d'un centimètre face à mes aboiements. Ma tête me faisait mal et mes yeux étaient gonflés pourtant je rassemblais le peu de courage qu'il me restait pour affirmer ma décision.

« Vous m'entendez ? Jamais ! »

Accompagnant les paroles d'un geste, je crachais au sol avec violence. Les deux hommes qui me tenaient pressèrent davantage leurs prises autour de mes bras et je ravalais un grognement de douleur.

A mes côtés, mon camarade pleurait à chaudes larmes. Ses sanglots étaient les seuls bruits qu'on pouvait distinguer dans cette nuit épaisse. Le pays qu'était la Chine dormait profondément : personne ne viendrait nous sauver. Nous étions condamnés à une mort certaine.

Les gémissements eurent raison de la silhouette. Elle poussa un léger soupir avant de tendre un revolver sur mon ami. Son visage se décomposa et il ouvrit la bouche, cherchant à se défendre verbalement. Mais au lieu que ce soit des mots qui sortirent de sa gorge, ce fut une balle qui la traversa.

Un cri déchira la tranquillité de la nuit et le corps tomba raide mort. Je sentis un léger liquide chaud me caresser les orteils au fur et à mesure que le sang de mon camarade progressait sur le sol. Un frisson aigu remonta le long de mon échine et j'inspirais brutalement.

Le groupe autour de la silhouette se resserra. Des expressions rieuses se dessinaient sur tous les visages et quelques hommes aiguisaient déjà leurs coutelas à ma vue. Je ne donnais pas chère de ma peau et je déglutis instantanément devant la soif de sang de ces monstres.

Alors que différents scénarios sordides s'enchaînaient dans ma tête, la silhouette s'anima et les pirates reculèrent à l'unisson. J'observais avec effroi cette personne qui avait ma vie entre ses mains. Ma respiration se coupa et j'attendis ma sentence.

« Dans ma cabine. »

Sur ces mots, la silhouette s'éloigna, sa longue cape traînant derrière elle. Une besace enveloppa alors ma tête, me privant de ma vue. De solides mains m'agrippèrent avant de me soulever dans les airs. A partir de là, je perdis la notion du temps et de l'espace.

[...]

Quelques minutes plus tard, mes pieds touchèrent de nouveau une surface dure. La première chose qui me frappa fut la puanteur nauséabonde. Un mélange entre alcool et transpiration qui m'écoeura au plus haut point.

En dépit de cette forte senteur, une odeur de salée vint me chatouiller les narines et je compris rapidement que j'avais quitté mon pays natal. L'air marin me donnait déjà la nausée. Mon corps tanguait au gré des vagues qui s'écrasaient contre la coque pendant que les mouettes chantaient.

La mer s'agita soudainement car le sol se mit anormalement à bouger et je manquais de tomber. Un bras ferme me rattrapa de justesse et je soufflais. Le tissu brouillait mes sens cependant, je distinguais nettement les rires qui fusaient autour de moi.

J'humifiais mes lèvres, prêt à en découdre avec ces barbares.

« Où allons- nous ? Je désire voir votre capitaine ! » clamais-je aux pirates.

Pour toute réponse, je reçus un coup de poing dans l'estomac. L'oxygène s'échappa brutalement de mes poumons et je me pliais instinctivement en deux sous le choc.

« Je te le répète : pour toi, ce sera maître. » tonna une voix.

Après ça, je reçus un nouveau coup dans la nuque et je tombais instantanément dans les pommes.

[...]

Lorsque je repris connaissance, mes yeux durent s'habituer à une pénombre des plus sombres. La salle dans laquelle j'étais ressemblait à un bureau aménagé avec des affaires qui traînaient un peu partout. Je devinais facilement que c'était la cabine du capitaine.

« Si ce bourreau se pointe, je te vengerai, mon ami. » murmure-je à l'adresse de mon défunt camarade.

J'ignorais depuis combien de temps j'étais inconscient et je tentais donc de me lever. Toutefois, j'étais attaché à une chaise, les bras ligotés en arrière. Les cordes étant bien serrées, je cherchais un autre moyen de fuir.

Une lampe à huile éclairait faiblement le bureau et je tentais de m'approcher de cette unique source de lumière. Dans un grincement, je fis avancer la chaise de quelques centimètres. J'étais sur le point de répéter l'opération quand une voix me stoppa dans mon mouvement.

« Bouge encore une seule fois et je t'abats sur place. »

Mon coeur rata un battement et je levais lentement les yeux par dessus le bureau. Debout, face à la fenêtre, je reconnus la silhouette de tout à l'heure. Ma peau se couvrit d'un voile de transpiration. Le rugissement de l'orage martelait la pièce et je clignais des paupières en tentant d'évaluer le danger.

Au bout de quelques minutes qui parurent interminables, la silhouette fit tomber sa cape au sol et se tourna doucement vers moi. J'étais prêt à insulter ce tyran de tous les noms quand les mots disparurent au fin de fond de ma gorge. Ma vue se troubla et j'oubliais sur le moment comment on respirait.

Une jeune femme se tenait devant moi.

Ma surprise était totale. Je dévisageais le personnage scrupuleusement tandis que cette dernière plaçait ses mains sur ses hanches, imperturbable.

« Et continue de refuser de m'appeler ‘‘ maître '' et je te couperai un orteil pour chaque omission. »

Faisant abstraction de ses menaces, je détaillais minutieusement la demoiselle.

Vêtue d'une grande robe noire à manches larges, la pirate me dominait de toute sa grandeur. Un tricorne couvrait sa tête dont de longues boucles brunes s'en échappèrent, tombant en cascade dans son dos.

Conforme à toutes les descriptions de bandit que j'ai pu entendre, la jeune femme portait de magnifiques colliers probablement tous volés, à quoi s'ajouter des bagues qui décoraient ses doigts abîmés. Face à ce charisme impressionnant, je perdis l'usage de la parole et elle le décela sans même que je ne m'exprime.

« Tu dois penser que je n'ai pas l'air effrayante, n'est-ce pas ? »

Les deux iris noirs me fixaient sans ciller. Ses pupilles me transperçaient d'une brutalité indéfinissable et je me sentais comme mise à nu bien qu'habillé de la tête aux pieds. Elle me déstabilisait involontairement et elle s'en délectait.

La noirceur de la nuit se confondait avec celles de ses yeux. La seule touche de couleur sur elle était ce corset rouge qui moulait sa taille trop parfaitement. Je restais palettant, ne sachant que dire face à cette brune sauvage.

« Je suppose que je suis trop jolie pour avoir l'air effrayante. »

Elle parlait d'un ton léger et ses lèvres pulpeuses recouvertes d'une encre écarlate profanaient des menaces d'un air presque innocent. Or, le défi se lisait dans ses yeux. Un feu brûlant animait ses pupilles et je manquais de m'étouffer avec ma salive lorsque cette dernière s'approcha de moi.

Ma respiration se fit de plus en plus forte alors que la pirate positionnait son pied sur la chaise. Sa robe tombât légèrement sur le côté, assez pour que je puisse visualiser sa cuisse et l'ensemble de sa jambe droite.

« Je veux que tu m'appelles maître. » dit-elle en rompant le silence dans la pièce.

Ses yeux soulignés par un large maquillage noir me scrutèrent et je maintenus son regard du mieux que je pus.

« Je refuse. »

Un léger haussement de sa lèvre supérieure trahit son amusement toutefois, elle n'en montra pas plus et sa main se balada sur sa cuisse à découverte où elle sortit un couteau de l'étui noué à sa jambe. Pris d'un élan de panique, je demandais :

« Pourquoi ferai-je cela ? »

L'impératrice attrapa ma lèvre inférieure d'un geste habile et son souffle vient caresser mon visage. Dans un sourire malicieux, la jeune femme me répondit d'un ton trop naturel :

« Car tu es un homme. »