L'instant

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Evidemment, les moments désagréables sont les plus longs.
Avaler une bille quand tu as dix ans. Je te promets que tu la sens passer, littéralement.
Ou l'attente de ce message qui ne vient jamais, parce que tout bien réfléchi, cette fille a décidé que tu ne lui plaisais pas tant que ça.
Ou encore, quand tu déclares ta flamme à Stella et qu'elle te rejette. Mais comme elle est cruelle sans le savoir, elle t'achève en t'enlaçant, parce que vous êtes « amis ». Mais tu sais que quand elle aura relâché son étreinte, ce sera terminé pour de bon. Tu n'aimes pas ce contact, même si c'est le seul que tu n'auras jamais avec elle.
 
Ces moments interminables. On les a tous déjà vécus. JE, les ai déjà vécus.
Mais mourir, jamais. C'est la première fois.
 
T'es-tu déjà demandé s'il était rapide de mourir ? Ce dernier souffle, ce passage de la vie à la mort, comment le traverse-t-on ? Le cœur met un instant pour cesser de pomper. Entre le dernier battement et le suivant qui, pour la première fois, ne vient pas. Le cerveau met aussi un instant pour s'éteindre. C'est le temps d'une pensée. Mais toi, ton vrai toi, prend son temps pour s'en aller. Pour s'en aller vraiment.
 
Audrey... je l'entends pleurer. Je crois qu'elle me pleure. Arrête, je t'en supplie. Il y a des cris aussi. C'est maman ? Ma pauvre maman. Mais à part elles, c'est le néant. Je ne vois rien. Je ne ressens rien. Je m'en vais, c'est tout. Je ne les entends déjà plus, non plus. Que m'est-il arrivé ?
 
Maman m'a dit un jour que si on nous tire dessus et qu'on entend la détonation, c'est que nous sommes encore en vie. Moi je n'ai rien entendu : je suis donc peut-être mort d'un coup de feu ? Improbable. N'étais-je pas juste en train d'admirer Audrey depuis le balcon ?
 
Avec Audrey, il n'y a pas eu de messages qui ne viennent jamais. Ou d'étreintes assassines. J'ai tout aimé.
Il aurait été poétique de raconter que je l'ai rencontrée un jour de pluie, qu'elle m'a souri, et que ça m'a réchauffé le cœur. Mais non. C'était un jour on ne peut plus normal. C'est facile d'apercevoir une étincelle, quand tout est sombre autour. Mais les véritables révélations, ce sont celles qui vous éblouissent, même en plein jour, même en plein soleil d'été. Audrey m'a fait cet effet-là. Tu penses que ta vie est correcte, agréable. Qu'il n'y a pas à s'en plaindre. Et puis un jour, tu réalises que ce n'était pas ça, la vie.
 
Ce n'était pas notre première rencontre. Je la connaissais depuis un an. Comment ai-je pu la côtoyer une année entière, sans tomber amoureux d'elle ? Peut-on réellement être aussi bête, aveugle, satisfait de sa condition ? Mais ce jour-là, je l'ai rencontrée pour de vrai. J'ai rencontré son âme, parce qu'elle a touché la mienne. Elle m'a regardé dans les yeux. Et après une blague salace, son rire et son sourire ont disparu soudainement. Et elle m'a fixé en me disant « je suis sérieuse ». Après le choc et l'étonnement, c'est comme si un voile tombait. Une curiosité à son égard est née. Puis des idées sont apparues. Et les idées sont devenues des envies. Tout ça en un éclair. L'instant d'après, on se sautait dessus.
 
Bon. D'accord, d'accord. Ce n'est pas du tout mon âme qu'elle a touchée à ce moment-là. C'est ma sensibilité d'homme. Pas difficile, en principe. Mais le fait est, que je l'ai toujours vue comme... asexuée. Elle a toujours été à mes yeux... trop intelligente, trop cérébrale, trop innocente, trop amusante, de trop bon goût, pour réellement être une option. Comment est-ce possible ?
 
Je l'aimais bien mais, je ne la voyais pas. Il y avait comme un barrage psychologique entre nous. Infranchissable, indestructible. Et puis un jour, avec une simple blague en-dessous de la ceinture, elle a effleuré ce barrage, il s'est fissuré, puis il a explosé. Celle qui pour moi était un genre d'être humain au-delà des frontières du sexuellement envisageable, est brusquement devenue la femme qu'en réalité elle a toujours été.
Je l'ai toujours vue comme le pote rêvé. Pas une femme. Plutôt un meilleur ami, qui comprend la liberté des hommes, qui réfléchit vraiment différemment des autres filles, jamais jalouse, jamais prise de tête. Si en accord avec ma psychologie d'homme, sans être masculine pour autant, que j'en ai cru qu'elle était des nôtres. Je ne savais même pas qu'elle était jolie. Comment peut-on être con à ce point ?
 
J'ai soudain compris que tout en elle n'était pas seulement coloré et supérieur, ça je le savais déjà, mais qu'en plus tout était également femme, permis, accessible. Même si en réalité personne n'aurait pu vraiment être à la hauteur. De l'amie à la personnalité improbable, elle s'est transformée en un être sensuel. Que jamais je n'avais calculé, et qui d'un coup m'avait percuté comme une voiture à cent-trente à l'heure. Et moi, j'étais au beau milieu de l'autoroute. C'est ça qui aurait dû me tuer.
 
Oui, je suis un connard, un imbécile, j'ai honte. Je l'ai occultée pendant un an parce qu'elle était trop lunaire pour être vraie, et soudainement je la remarque pour une petite allusion sexuelle, ce qui est loin d'être ce pour quoi elle aurait toujours dû mériter mon attention. Mais je ne le voyais tellement pas venir. Cette témérité que je ne lui aurais jamais deviné. Des blagues chaudes, il y en a eu des paquets. Mais jamais ça n'a été à propos de nous, directement. Et jamais elle n'avait rajouté qu'elle était sérieuse. Mon cerveau avait craqué en une seconde. Boom. Des verrous avaient sauté et toutes les idées mal tournées, tous les sentiments, se sont déversés en moi.
 
Bien sûr, elle est tellement plus que tout cela. Mais c'est amusant, comme une simple pulsion, peut ouvrir les yeux sur d'autres aspects jusque-là insoupçonnés. Pour certains, l'attraction sexuelle est ce qui éclipse d'autres valeurs. Pour moi, ce fut ce qui m'a finalement ouvert les yeux. Un jour, décisif, pour la découvrir vraiment, et tomber amoureux d'elle. Puis trois ans sans plus se quitter.
 
Je ne l'entends plus pleurer. Suis-je parti pour de bon ? Où suis-je alors ? Qu'est-ce qui se passe, après ?
 
Les moments désagréables sont les plus longs, disais-je. Mais là je me sens parfaitement bien. C'est agréable, de partir. Pour autant, ça reste long. Je ne suis pas triste. Je n'ai pas l'impression d'avoir quitté Audrey. D'avoir quitté qui que ce soit, ni quoi que ce soit, si ce n'est mon corps.
Je ne vois pas toute ma vie défiler. Je suis bloqué sur ce seul instant où elle me regarde. Où elle a décidé de briser la frontière qui nous séparait. Je ne pense pas à la vie d'avant. Ni à la vie d'après. Sur toute une vie, qui là s'arrête, ma seule et dernière pensée est pour elle. Juste pour cet instant, cette fraction de seconde, où tout a changé.
 
Parce qu'un instant, c'est important. Tout bascule toujours en un instant. La viande à point qui devient trop cuite. Se jeter à l'eau, au sens propre comme au figuré. L'apparition d'un désir. L'impulsion d'un baiser. La naissance d'un sentiment. Mais le passage de la vie à la mort, c'est une minute.
 
Mais voilà que cette minute s'étire. Il se passe quelque chose. Je me sentais léger mais, je me sens m'appesantir de nouveau. Comme si je parcourais le chemin inverse. Pourtant, je ne reviens pas. Une voix. Qui est-ce ? C'est maman ? Elle est différente. Mais je l'aime pareil, quoique pas tout-à-fait pareil. Elle n'est pas la même.
Il fait chaud là-dedans. Je me sens... tout petit. C'est confortable, ici. J'aimerais bien rester un moment. Mon cœur, il bat si vite. J'ai un cœur ?
 
J'aimerais bien revoir Audrey. La prochaine fois que je la rencontre pour la première fois, je n'attendrai pas un an. Je lui dirai combien je la trouve jolie et intelligente et marrante. Que je comprends sa valeur. Et que ça ne me fait pas peur. Je lui ferai une blague tordue d'entrée de jeu. Je lui fais sa fête le premier soir parce que, comment lui résister.
 
Tout bascule toujours en un instant. Mais passer de la mort à la vie, c'est une minute.
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