L'initiation

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux.
D’ailleurs, quelle différence cela fait-il? Je commence à m’y habituer. Je commence même à apprécier cette obscurité. Je m’y noie, et mon être tout entier s’en imprègne, jusqu’à en faire son milieu naturel. Mon esprit se meut librement dans les recoins sombres de la réalité qui se tisse et se détisse en même temps. Les abysses l‘attirent irrépressiblement. Une chute sans fin - ou presque - dans les profondeurs de soi-même, pour accéder à l’univers dans son incommensurable déploiement de lumière.
J’ai vécu tout ça tellement de fois, et à chaque fois un peu plus sereinement...


Mon unique fille, mon rayon de soleil, venait d’avoir 12 ans. Bien que très jeune encore, elle dégageait déjà beaucoup de maturité et de grâce. Elle a toujours été assez réservée et mystérieuse. La regarder grandir était une source intarissable de joie et d’apprentissage pour sa maman et moi.
L’effervescence des festivités achevée, la nuit reprenait ses droits, calme et paisible. La princesse du jour s’était isolée sur le toit, son endroit préféré de la maison, contemplant la lune et les étoiles. Il faut dire que la nuit était très belle. L’heure était venue pour moi de procéder à son initiation...

À la différence de ma petite Léana, mon père à moi n’était plus de ce monde, je ne l’avais d’ailleurs jamais connu, si ce n’est au travers des histoires de lui que ma mère me racontait. Ils s’étaient connus enfants, s’étaient perdus, puis s’étaient retrouvés. D’après elle, je lui ressemblais beaucoup, son portrait craché, mais aussi une réplique très réussie de lui dans l’attitude et le tempérament. Elle me disait que c’était un homme profondément bon et magnanime. Toujours très à l’écoute et présent pour les autres. Cette générosité l’aura d’ailleurs conduit jusqu’à ses derniers jours.
C’était un excellent luthier, comme son père, le père de son père, le père du père de son père... l’ont été avant lui. Il dédia 12 années de sa vie au service militaire, suite à un enrôlement volontaire. Il mit sa formation d’infirmier au service de l’armée, avec laquelle il connut trois fois le champs de bataille, et l’horreur de la guerre. Il en fit d’ailleurs de saisissantes représentations picturales (il peignait et dessinait excellemment bien). Ses œuvres sont le plus bel héritage qu’il m’ait légué. Sa troisième guerre lui coûta assez cher, elle emporta avec elle les deux tiers de sa jambe droite. Il se déplaça le reste de sa vie à l’aide d’un bâton sculpté de ses mains dans du bois d’ébène; un bâton orné de motifs ancestraux, avec la majestueuse allure d’un sceptre royal. Je l’avais exposé dans mon salon, et à chaque fois que je le touchais, je pouvais littéralement sentir la présence de mon père.
Il dut quitter le service militaire et retourner à sa terre natale où il se consacra à la lutherie et à la peinture, reprenant ainsi l’atelier familial. Il y retrouva son amour de jeunesse, ma mère: Lui blessé de guerre estropié de 35 ans; elle, belle enseignante d’école primaire de 28 ans déjà promise à un riche entrepreneur. C’était, me dit-elle, comme s’ils ne s’étaient jamais perdus. Alors que la dot avait même déjà été versée, elle abandonna son fiancé et épousa sans cérémonie mon père. J'ai été conçu au cours de leur septième année de bonheur volé.
Alors que maman entamait son huitième mois de grossesse, papa continuait à s’investir pour les plus défavorisés. Il avait participé à la fondation d’un centre de réinsertion sociale. Il y animait des ateliers d’arts plastiques avec des jeunes et moins jeunes dont il réveillait et révélait la fibre artistique et le génie jusque-là insoupçonnés. Un jour, une discussion passionnée déboucha sur une violente altercation entre deux pensionnaires du centre pendant l’atelier. L’un saignait déjà du nez et de la lèvre, mon père tenta d’intervenir et en paya les frais. ll perdit l’équilibre, tomba en heurtant violemment la nuque sur un coin de table. Le traumatisme cérébral fut si brutal qu’il perdit connaissance sur place et entra en état de coma.

C’est ainsi que les événements furent racontés à maman à son arrivée à l’hôpital. Le choc fut tel qu’elle accoucha prématurément.
Papa s’en alla paisiblement la semaine suivante. Mais il avait apparemment repris brièvement connaissance au milieu de la nuit précédant sa mort, moment qu’il consacra à la rédaction d’une lettre à moi adressée, avec pour consigne de me la remettre le jour de mes 12 ans. Chose que maman fit, après m’avoir raconté tout ça...


« Mon fils, chair de ma chair,
Si tu lis ceci, c’est que la vie ne m’a pas permis de te le dire de vive voix. Mais ne t’inquiète pas, la voix qui résonne dans ta tête pendant que tu découvres ces mots est bien la mienne.
Je m’en vais te décrire l’expérience que tu vivras, découvriras et redécouvriras d’une infinité de façons et qui t’a enveloppé avant même que la pensée de ton existence ne se dessine.

Sans que tu ne saches comment, il tombera des ténèbres si épaisses que même ouverts, tes yeux ne pourront plus rien y voir. Tu plongeras dans la plus terrifiante des angoisses, une de celles à laquelle rien ne t’aurait préparé. Aveuglé et désorienté, tu voudras résister. Mais déjà tu auras perdu le contrôle, tu perdras jusqu’au souvenir de l’avoir eu un jour. Tu essaieras désespérément de t’agripper à tout ce qui un instant auparavant te définissait, mais en vain. Tout s’effondrera. Des piliers que tu avais voulu inébranlables s’effriteront maintenant avec une stupéfiante facilité. Tu perdras irrémédiablement pied. Et plus tu essaieras de résister, plus la déflagration semblera inéluctable.
Comme assailli de toutes parts par un impitoyable oppresseur, l’évidence de te rendre ne tardera pas à s’imposer.

C’est alors que le plus inattendu se produira. Il suffira d’un souffle, d’un battement de cil: dans la tourmente de ta chute, il te poussera des ailes. Dans les tréfonds de ton aveuglement, tu recouvreras la vue!
Un œil nouveau, pour un monde nouveau. Un monde de toutes les potentialités, de toutes les possibilités, de toutes les folies.
Un voyage vers mille univers en simultané, mille univers ouvrant chacun sur mille autres univers, et ainsi de suite. Tu ne comprendras rien, pourtant tu comprendras tout. Tu auras si mal, alors que jamais tu ne te seras senti si bien. Tu seras complètement désarmé et vulnérable, mais aussi rempli d’une force qu’il t’était impossible de concevoir jusqu’alors. C’est une sublime absurdité qui fera exploser en toi toute logique, toute construction préalable, aussi solide que puissent en être les fondations.

L’amour trouvera une infinité de façons de t’atteindre, de se manifester à toi. Tu le reconnaîtras quand toute évidence deviendra incertitude, et que dans l’incertitude de tout, les choses te sembleront plus qu’évidentes. Plus vite tu apprendras à le laisser te conduire, mieux tu grandiras. Car avec un cœur rempli d’amour, il n’y a rien en ce monde qui te résistera. Tu détiendras en toi l’ultime pouvoir, la source de toute création, ton invariable mot de passe pour accéder à Dieu.
Tu aimeras. Tu aimeras d’amour et tu aimeras de haine; tu aimeras d’obscurité et tu aimeras de lumière... Mais tu aimeras. Tel est mon vœu pour toi, mon fils.
De ce baptême par immersion dans l’obscurité profonde, tu ressortiras rempli de lumière.

Que ces mots te guident et t’aident à te préparer à la seule expérience qui t’élèvera aussi haut que tu es appelé à aller. Ferme les yeux, respire. Je suis là, je serai toujours là. Tu as été conçu d’amour, et cet amour me lie à toi à jamais. »



Sur le toit de ma maison, je rejoignis ma petite Léana, je l’introduisis à ce rite en lui racontant l’histoire de ses grands-parents, celle de ses parents, alors qu’elle commençait à écrire la sienne. Je lui remis la lettre de mon père. Et comme moi avant elle, elle n’en comprendra pas forcément le sens tout de suite, mais cela lui servira à suffisance d’initiation à l’amour.