L'importance de se battre

Certaines personnes disent que, dans la vie, l’important est de se battre. Moi je dis que savoir être paresseux, c’est très important aussi. Vous voyez ce que je veux dire ? On nous pousse à toujours être performants, mais quid de notre bien-être, de notre droit à nous relaxer ? S’il y a une chose que la pandémie et les confinements successifs m’ont bien apprise, c’est qu’il n’y a pas de honte à ne pas être productive. Il n’y a pas de mal à ça. Je viens juste de finir mes études. J’ai donc passé la quasi-totalité de ma vie à avoir des devoirs. Mais oui, rendez-vous compte. A l’école, au collège, au lycée, puis à la fac. Il y a toujours quelque chose à faire quand on rentre à la maison. Un exercice à terminer, un cours à relire, un examen à préparer. Et depuis que j’ai terminé mes études, je suis libre de disposer de mon temps à la maison comme je l’entends. Et ça me perturbe. Ça me met mal à l’aise de regarder un film en me disant que je devrais probablement faire quelque chose de productif. Je culpabilise. Je devrais créer, ou apprendre, quelque chose. Et j’ai beau essayer de me convaincre qu’écrire une nouvelle, faire un gâteau ou apprendre une langue sur Duolingo sont déjà de beaux accomplissements, je considère que ce sont des plaisirs personnels, qui n’apportent rien à la société. Mes devoirs pour la fac, eux, étaient un apport à la société, puisqu’ils permettaient de faire de moi la parfaite employée pour l’entreprise qui voudrait bien m’embaucher après mes études. On est loin de pouvoir considérer la survie de mes plantes d’intérieur comme un service rendu à l’humanité.
Et je suis vraiment super mal tombée puisqu’en plus d’être en recherche d’emploi, je le suis durant cette période pourrie que nous vivons. Je ressens donc encore plus vivement cette injonction à être productive puisque je peine à trouver un boulot. Parfois, je ressens le désir de crier, crier jusqu’à ce que mes poumons explosent, mais lorsque j’ouvre la bouche, rien n’en sort. Tout reste coincé à l’intérieur. Je ne connais plus le son de ma voix. Seule dans mon 20 mètres2, je ne parle à personne de la journée. Il y a bien sûr l’occasionnel coup de fil à ma mère, l’échange rapide avec la caissière lorsque j’ai trop d’articles pour passer en caisse rapide... Mais j’ai peur de perdre la capacité de parler. J’ai déjà perdu celle de crier et de rire. Petit à petit, je me sens devenir un spectre. Les nuits d’orage, je me mets sur le balcon, je grelotte sous la pluie en espérant que la foudre vienne me frapper et me sorte de ma torpeur.
Lana a décidé de me quitter en juin, alors que nous avions difficilement traversé ensemble le premier confinement. J’imagine que cette cohabitation forcée avec moi lui a révélé des aspects de ma personne qu’elle n’a pas tellement appréciés. Moi, j’ai aimé ces soirées pelotonnées sous un plaid devant n’importe quel film stupide que proposait Netflix. Pour elle, ce n’était pas assez. Il lui fallait plus. Plus de vie, plus d’action. Elle me répétait tous les jours à quel point elle regrettait de ne pas s’être confinée chez ses parents, qui eux possédaient une immense maison avec un jardin à la campagne. Quand elle est partie, partie définitivement, j’ai eu l’impression de tomber. De tomber encore, encore, jusqu’à couler totalement dans un abîme sans fond. Je tendais la main vers la surface, espérant qu’elle me rattrape, me repêche et ne me quitte plus jamais.
Mais elle ne m’a pas rattrapée, et j’ai continué ma chute silencieuse et inexorable. J’en suis à un point où plus rien n’a de sens. Je suis comme hors du temps, je n’arrive plus à me projeter. Mes jours se suivent et se ressemblent.
Je sais que je dois continuer à me battre. Mais me battre pour quoi ? Pour cet avenir sombre qu’on nous promet ? Il doit bien y avoir quelque chose qui vaille la peine que je continue à lutter.
Est-ce qu’au final on ne devrait pas tout simplement se battre pour être heureux ?