Ce soir, la petite ville de Monroe dans l’est du Texas rend hommage à Lili Bright. À soixante-dix ans, elle est faite citoyenne d’honneur pour services rendus à la communauté. Monroe, c’est là que Lili est née et c’est là qu’elle revenue. Ce soir d’avril, la température est idéale et le ciel plein d’étoiles.
Lili vient de terminer son discours, elle descend l’escalier qui la ramène en coulisses en se tenant d’un côté à la rampe pour ne pas tomber, de l’autre à sa femme, Michelle. Elle est moins confiante qu’avant avec sa mauvaise hanche. Quand elles arrivent en bas, Michelle la regarde avec son merveilleux sourire. Elle applaudit en riant, à l’unisson de la foule toujours amassée de l’autre côté de la scène.
« Ça va ma chérie ? » demande-t-elle « tu as l’air toute chose ? »
Lili ne répond pas, elle se contente de sourire. Sa femme n’insiste pas, elle la connaît trop bien. Elle lui tire une chaise à l’écart du passage : « rejoins-nous quand tu es prête. » Et elle s’éloigne vers la salle du cocktail.
La vérité, c’est que ça ne va pas fort. Enfin si, ça va, mais elle est toute tourneboulée. Le discours du maire, qui a retracé toute sa vie, ça lui a filé comme un étourdissement. Ça ! Elle se laissera plus faire par des conneries de recevoir des honneurs et tout ça ! En plus, elle a mal aux pieds à cause des nouvelles chaussures qu’elle a achetées exprès.
Elle voudrait se lever pour aller au cocktail, mais non, ça ne va pas. Elle est toute rêveuse. Ah merde hein ! Elle ne peut pas s’empêcher de repenser au discours. Il y a une phrase qui résonne encore dans sa tête et elle ne sait pas pourquoi. « Et par-dessus tout Lili, j’aimerais te remercier d’avoir tenu bon contre vents et marées. Je ne serais pas là sans toi aujourd’hui... »
Elle reste pensive à regarder la phrase dans sa tête. Non, rien ne vient. Elle ne voit pas ce qui la tracasse. Elle se souvient du jour d’automne 1994 où le maire, 17 ans à l’époque et le visage plein d’acné avait poussé la porte de l’association. C’est vrai qu’il l’avait eue dur le gamin. Elle en avait vu hein, des petits texans dans le placard, mais ce placard-là, il avait un verrou de la taille d’une poêle à frire. Il faut dire qu’il vient d’une bonne famille de connards aussi !
Non, elle est pas dans son assiette. C’est d’entendre parler d’elle pendant une demi-heure, ça lui a tourné sur l’estomac, comme si elle ne s’était pas vraiment reconnue. « Battante » par-ci, « battante » par-là, il n’a eu que ce mot-là à la bouche le maire. Et elle ne sait pas pourquoi, mais il la chiffonne ce mot. Elle le trouve trop...agressif. Pas vraiment agressif mais quelque chose comme ça. Ça lui rappelle ces connards du conseil municipal qui l’appelaient « la bête » pour bien signifier qu’elle ne pouvait pas être « la belle » en rapport en son allure un peu masculine. Elle, elle s’est toujours plutôt sentie comme un arbre, un bel et grand arbre, qui n’a pas peur des tempêtes, avec ses longues racines profondément enfouies dans la terre du Texas, sa terre chérie.
Il y a très longtemps, elle avait dû partir, et ça lui avait crevé le coeur. C’était pour son premier amour, son fils Sam, qui se déhanchait mieux que la plus féminine des femmes et dont les mains volaient autour de lui comme des papillons. C’était la fin des années 70, elle avait eu peur, peur pour lui. Un matin, elle avait mis toute leur vie dans son break Chevrolet direction la Californie et...et ils avaient eu dix merveilleuses années à San Francisco. Dix années pleines de rire et de joie avec leur nouvelle famille de coeur, tous ces petits gars qui arrivaient par milliers de leurs campagnes habitées par des cons. Après, cette saloperie de virus avait ravagé leur monde. Et Sam...Sam, il était parti dans les premiers. Il avait vingt ans. Elle ne regrettait pas d’être partie pour San Francisco, on ne peut pas regretter les moments heureux. Mais quand même. Elle ne saura jamais. Est-ce que si ils étaient restés Sam aurait vécu ? Ou est-ce qu’il aurait quand même chopé cette saloperie ?
Enfin, ça ne sert à rien de ressasser. Elle repense au maire tout maigrichon avec son air timide, qui vient la voir à l’association et ça la fait sourire, mais le visage de Sam se superpose au souvenir. Ah merde ! La voilà engluée dans le passé.
A la mort de Sam, elle était tombée dans un trou. Comme elle ne se remettait pas, les copains de San Francisco qui n’étaient pas trop malades l’avait aidée à vider son appartement et l’avait renvoyée chez elle. Elle était rentrée au Texas et c’était le Texas qui l’avait sauvée. Sa terre plus exactement. Elle avait retrouvé une petite maison avec un bout de terrain et elle avait commencé un potager. Enfin, c’est vieux tout ça...
Lili regarde autour d’elle. Il n’y a plus personne dans les coulisses, le bruit de la foule s’est tu, ils sont tous au cocktail. Elle soupire. Elle ne sait plus si elle a vraiment envie d’y aller. Bon, elle sait bien qu’elle ira mais là, elle n’est pas encore prête. Elle ne pourrait pas bien profiter, elle a encore cette chose qui lui échappe. Comme si elle avait un message sous la peau qui n’arrivait pas sortir.
Comme une vague, la phrase revient : « Contre vents et marées » et d’un coup, elle se souvient. C’est son papa, ouh la ! Alors là, c’est carrément de la vieillerie ! Quand elle était gamine, son papa, il construisait un bateau dans son atelier au fond du jardin. C’était un petit bateau mais quand même. Elle se souvient du jour où il lui avait montré un tas de planches de bois et il lui avait dit : « tu vois ma Lili, ça un jour, ce sera un bateau. » Elle avait dix ans, elle ne l’avait pas vraiment cru. Entre le travail à l’usine et la vie de tous les jours, il avait mis huit ans à le construire son bateau. Et un jour d’été, avant qu’elle parte en vacances seule pour la première fois avec sa bande de copines, il l’avait appelée dans l’atelier. Ça faisait des mois et des mois qu’elle n’y avait pas mis les pieds. Quand elle avait ouvert la porte, elle avait éclaté de rire ! Au milieu de la pièce, il y avait un bateau ! Un beau bateau en bois de plusieurs mètres de long.
Son père, adossé à son établi les bras croisés, la regardait avec son bon sourire sans orgueil. Il avait l’air content mais pas particulièrement excité. On aurait dit qu’il venait de finir un travail d’une ou deux semaines. Il avait ri devant la surprise de sa fille : « Ah ! Tu ne m’as pas cru hein ! Ben tu vois, c’est pas le temps qu’on met qui compte, c’est de ne pas s’arrêter ! » Elle sourit de plaisir en repensant son père.
Là, oui d’accord, elle comprend ce qu’il voulait dire le maire et ce que les gens disent d’elle. Quand elle avait réussi à sortir du trou après la mort de Sam, elle avait eu cette idée d’association et ça ne l’avait plus quittée. Tout ce qu’elle voulait, c’était que les petites nanas et les petits gars, même s’ils choisissaient de partir un jour, ils se souviennent que chez eux aussi, chez elle, au Texas, ils avaient connu un endroit où ils se sentaient libres et en sécurité.
Ça lui serait jamais venu à l’idée qu’on lui tendrait un jour un bouquet de fleurs pour ça. Tout ce qu’elle aime Lili, c’est rire et s’amuser, elle n’a jamais eu beaucoup le temps pour la tristesse. Alors quand elle avait fini par se rendre compte, à la mort de Sam, qu’elle était lesbienne, ça n’avait fait ni une ni deux, elle s’était dépêchée de se construire une vie d’amour et de tendresse. Comme son père avait construit un bateau.
Voilà ! C’est ça qu’elle aurait aimé dire dans son discours ! Tant pis... Lilli, elle n’a jamais été trop fortiche avec les mots, elle préfère l’action, les gestes, c’est plus simple pour elle. Elle a embrassé sa femme devant cinq-cent personnes, c’est ce qui compte non ?
Ah ! Ça va mieux, elle se sent ravigotée. Elle savoure une peu avant de se lever. Elle repense au bateau de son père, c’est marrant, elle avant presque oublié cette histoire. Elle étend ses jambes, mon Dieu qu’elle est raide ! Allez ma Lili, il est temps d’aller boire un coup.
Lili vient de terminer son discours, elle descend l’escalier qui la ramène en coulisses en se tenant d’un côté à la rampe pour ne pas tomber, de l’autre à sa femme, Michelle. Elle est moins confiante qu’avant avec sa mauvaise hanche. Quand elles arrivent en bas, Michelle la regarde avec son merveilleux sourire. Elle applaudit en riant, à l’unisson de la foule toujours amassée de l’autre côté de la scène.
« Ça va ma chérie ? » demande-t-elle « tu as l’air toute chose ? »
Lili ne répond pas, elle se contente de sourire. Sa femme n’insiste pas, elle la connaît trop bien. Elle lui tire une chaise à l’écart du passage : « rejoins-nous quand tu es prête. » Et elle s’éloigne vers la salle du cocktail.
La vérité, c’est que ça ne va pas fort. Enfin si, ça va, mais elle est toute tourneboulée. Le discours du maire, qui a retracé toute sa vie, ça lui a filé comme un étourdissement. Ça ! Elle se laissera plus faire par des conneries de recevoir des honneurs et tout ça ! En plus, elle a mal aux pieds à cause des nouvelles chaussures qu’elle a achetées exprès.
Elle voudrait se lever pour aller au cocktail, mais non, ça ne va pas. Elle est toute rêveuse. Ah merde hein ! Elle ne peut pas s’empêcher de repenser au discours. Il y a une phrase qui résonne encore dans sa tête et elle ne sait pas pourquoi. « Et par-dessus tout Lili, j’aimerais te remercier d’avoir tenu bon contre vents et marées. Je ne serais pas là sans toi aujourd’hui... »
Elle reste pensive à regarder la phrase dans sa tête. Non, rien ne vient. Elle ne voit pas ce qui la tracasse. Elle se souvient du jour d’automne 1994 où le maire, 17 ans à l’époque et le visage plein d’acné avait poussé la porte de l’association. C’est vrai qu’il l’avait eue dur le gamin. Elle en avait vu hein, des petits texans dans le placard, mais ce placard-là, il avait un verrou de la taille d’une poêle à frire. Il faut dire qu’il vient d’une bonne famille de connards aussi !
Non, elle est pas dans son assiette. C’est d’entendre parler d’elle pendant une demi-heure, ça lui a tourné sur l’estomac, comme si elle ne s’était pas vraiment reconnue. « Battante » par-ci, « battante » par-là, il n’a eu que ce mot-là à la bouche le maire. Et elle ne sait pas pourquoi, mais il la chiffonne ce mot. Elle le trouve trop...agressif. Pas vraiment agressif mais quelque chose comme ça. Ça lui rappelle ces connards du conseil municipal qui l’appelaient « la bête » pour bien signifier qu’elle ne pouvait pas être « la belle » en rapport en son allure un peu masculine. Elle, elle s’est toujours plutôt sentie comme un arbre, un bel et grand arbre, qui n’a pas peur des tempêtes, avec ses longues racines profondément enfouies dans la terre du Texas, sa terre chérie.
Il y a très longtemps, elle avait dû partir, et ça lui avait crevé le coeur. C’était pour son premier amour, son fils Sam, qui se déhanchait mieux que la plus féminine des femmes et dont les mains volaient autour de lui comme des papillons. C’était la fin des années 70, elle avait eu peur, peur pour lui. Un matin, elle avait mis toute leur vie dans son break Chevrolet direction la Californie et...et ils avaient eu dix merveilleuses années à San Francisco. Dix années pleines de rire et de joie avec leur nouvelle famille de coeur, tous ces petits gars qui arrivaient par milliers de leurs campagnes habitées par des cons. Après, cette saloperie de virus avait ravagé leur monde. Et Sam...Sam, il était parti dans les premiers. Il avait vingt ans. Elle ne regrettait pas d’être partie pour San Francisco, on ne peut pas regretter les moments heureux. Mais quand même. Elle ne saura jamais. Est-ce que si ils étaient restés Sam aurait vécu ? Ou est-ce qu’il aurait quand même chopé cette saloperie ?
Enfin, ça ne sert à rien de ressasser. Elle repense au maire tout maigrichon avec son air timide, qui vient la voir à l’association et ça la fait sourire, mais le visage de Sam se superpose au souvenir. Ah merde ! La voilà engluée dans le passé.
A la mort de Sam, elle était tombée dans un trou. Comme elle ne se remettait pas, les copains de San Francisco qui n’étaient pas trop malades l’avait aidée à vider son appartement et l’avait renvoyée chez elle. Elle était rentrée au Texas et c’était le Texas qui l’avait sauvée. Sa terre plus exactement. Elle avait retrouvé une petite maison avec un bout de terrain et elle avait commencé un potager. Enfin, c’est vieux tout ça...
Lili regarde autour d’elle. Il n’y a plus personne dans les coulisses, le bruit de la foule s’est tu, ils sont tous au cocktail. Elle soupire. Elle ne sait plus si elle a vraiment envie d’y aller. Bon, elle sait bien qu’elle ira mais là, elle n’est pas encore prête. Elle ne pourrait pas bien profiter, elle a encore cette chose qui lui échappe. Comme si elle avait un message sous la peau qui n’arrivait pas sortir.
Comme une vague, la phrase revient : « Contre vents et marées » et d’un coup, elle se souvient. C’est son papa, ouh la ! Alors là, c’est carrément de la vieillerie ! Quand elle était gamine, son papa, il construisait un bateau dans son atelier au fond du jardin. C’était un petit bateau mais quand même. Elle se souvient du jour où il lui avait montré un tas de planches de bois et il lui avait dit : « tu vois ma Lili, ça un jour, ce sera un bateau. » Elle avait dix ans, elle ne l’avait pas vraiment cru. Entre le travail à l’usine et la vie de tous les jours, il avait mis huit ans à le construire son bateau. Et un jour d’été, avant qu’elle parte en vacances seule pour la première fois avec sa bande de copines, il l’avait appelée dans l’atelier. Ça faisait des mois et des mois qu’elle n’y avait pas mis les pieds. Quand elle avait ouvert la porte, elle avait éclaté de rire ! Au milieu de la pièce, il y avait un bateau ! Un beau bateau en bois de plusieurs mètres de long.
Son père, adossé à son établi les bras croisés, la regardait avec son bon sourire sans orgueil. Il avait l’air content mais pas particulièrement excité. On aurait dit qu’il venait de finir un travail d’une ou deux semaines. Il avait ri devant la surprise de sa fille : « Ah ! Tu ne m’as pas cru hein ! Ben tu vois, c’est pas le temps qu’on met qui compte, c’est de ne pas s’arrêter ! » Elle sourit de plaisir en repensant son père.
Là, oui d’accord, elle comprend ce qu’il voulait dire le maire et ce que les gens disent d’elle. Quand elle avait réussi à sortir du trou après la mort de Sam, elle avait eu cette idée d’association et ça ne l’avait plus quittée. Tout ce qu’elle voulait, c’était que les petites nanas et les petits gars, même s’ils choisissaient de partir un jour, ils se souviennent que chez eux aussi, chez elle, au Texas, ils avaient connu un endroit où ils se sentaient libres et en sécurité.
Ça lui serait jamais venu à l’idée qu’on lui tendrait un jour un bouquet de fleurs pour ça. Tout ce qu’elle aime Lili, c’est rire et s’amuser, elle n’a jamais eu beaucoup le temps pour la tristesse. Alors quand elle avait fini par se rendre compte, à la mort de Sam, qu’elle était lesbienne, ça n’avait fait ni une ni deux, elle s’était dépêchée de se construire une vie d’amour et de tendresse. Comme son père avait construit un bateau.
Voilà ! C’est ça qu’elle aurait aimé dire dans son discours ! Tant pis... Lilli, elle n’a jamais été trop fortiche avec les mots, elle préfère l’action, les gestes, c’est plus simple pour elle. Elle a embrassé sa femme devant cinq-cent personnes, c’est ce qui compte non ?
Ah ! Ça va mieux, elle se sent ravigotée. Elle savoure une peu avant de se lever. Elle repense au bateau de son père, c’est marrant, elle avant presque oublié cette histoire. Elle étend ses jambes, mon Dieu qu’elle est raide ! Allez ma Lili, il est temps d’aller boire un coup.