Lîle de Max

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Nouvelles - Littérature Générale
Max habite sur une île au milieu d'un lac reliée au rivage par une passerelle avec pour tout voisinage un couple âgé.
« Je me suis remarié avec la sœur de ma femme quelques années après sa mort », lui a expliqué le vieux un jour. 
Il les entend souvent se disputer bien que leur maison soit sur la rive. Certains jours, le vieux part en forêt, sa canne à la main, il va jusqu'à l'ancien aérodrome au bord de la route. Autrefois, il était parachutiste. Voir les pistes lui rappelle des souvenirs. Quand il en a vraiment marre de la vieille, il s'aventure sur la passerelle qui bouge un peu et vient jusque chez Max. Ça ne gêne pas Max et le vieux est content. Une fois, il est allé chez eux remettre le disjoncteur en route. Ils étaient dans le noir. La veille, un orage avait coupé l'électricité dans la région. Les trouver comme ça dans la pénombre lui avait fait un drôle d'effet. La vieille essayait tous les interrupteurs sans résultat. Déjà qu'elle ne voit pas grand-chose avec ses lunettes, être plongée dans l'obscurité d'un coup l'avait affolée.

Ce soir, Max a garé sa camionnette dans le sous-bois. Il est chargé, il avance vite sur la passerelle. Il ne s'agirait pas que le vieux prenne l'idée de passer, il ne manquerait pas de lui demander d'où sort le bébé qui dort dans son canapé. Max pose les deux grands sacs sur la table. Il a acheté des couches, du lait deuxième âge (il a hésité avec premier âge), des petits pots de compote, un manège musical à accrocher, il ne sait pas encore trop où, une couverture douce et un bonnet en laine. Le bébé a si peu de cheveux qu'il craint qu'il ait froid à la tête. Le rayon du supermarché était rempli d'articles parmi lesquels il avait choisi ce qui lui avait paru le plus indispensable, le plus urgent. Il a eu de la chance, l'enfant ne semble pas s'être réveillé depuis son départ. Il a fait le plus vite possible oubliant toute prudence routière. Rendre service de temps en temps à des vieux, il s'en sort, mais se retrouver avec six ou huit mois endormi du sommeil des anges, il n'avait pas prévu.
L'histoire n'est pas si compliquée, quand on y pense. Il était entré dans le bar un samedi vers minuit prendre un dernier verre et une dose de civilisation nocturne avant de rejoindre le lac et ses poissons. La fille assise sur le tabouret du fond, un peu de travers, lui avait demandé, sans le moindre embarras, de lui offrir un gin. Max n'était pas du genre à se laisser embarquer par une hôtesse, une call-girl ou une pute – comme on voudra – en plus celle-là était largement trop jeune à son goût. Il avait payé le gin à cause de ses yeux entre le vert et l'ambre alors qu'elle lui montrait ses jambes soulignées par une bande de stretch blanc. Honnêtement, on ne pouvait pas appeler ça une jupe. Elle était au même endroit trois jours plus tard et lui aussi. Au bout de quelques semaines, elle connaissait tout de son île, du vieux, de la vieille, de la piste d'aviation, de la panne de courant. Elle lui avait dit quelque chose du genre :  « Tu as une vie tranquille et ils ont l'air gentils tes voisins. » Elle avait un de ces accents qui rapproche les cœurs inconnus, qui transforme une langue en rivière, un accent de l'Est. À part ça, elle n'avait pas lâché grand-chose et surtout pas comment elle s'était retrouvée à jouer les oiseaux de nuit sur ce bout de route nationale, dans un rade qui méritait un coup de peinture depuis dix ans. Le dernier soir, elle avait disparu et le patron du bar, qui semblait attendre son fidèle client avec impatience, l'avait emmené dans l'arrière-salle du bar où était posé à même le sol un couffin en paille tressée. Il lui avait aussi remis une grande enveloppe marron qui contenait ce qui ressemblait à un certificat de naissance incompréhensible et un papier plié en quatre : « Merci Max, elle s'appelle Lana ». C'était un peu comme une répétition de l'histoire de Moïse, mis à part que Max n'était pas une princesse égyptienne et que le bébé était une fille. En fait cela n'avait rien à voir, il n'y avait que le couffin qui pouvait servir de point commun. Au niveau du bonheur la vie n'a pas vraiment rempli son rôle pour Max. Quand on a toujours manqué d'un peu de temps, de tendresse, de chance et que le hasard se décide à balancer une poignée de soleil, on n'hésite plus. Il avait attrapé le couffin et filé sans poser de questions.
 
Il pleut à verse, le tonnerre gronde, le lac gris comme le plomb noie les gouttes, la passerelle a des airs de ligne peinte à l'encre de Chine. Calée entre deux coussins sur le tapis, Lana regarde les mains de Max qui s'agitent comme des marionnettes quand la porte s'ouvre brusquement sur les deux vieux mouillés comme des rats. Cette fois, il y a une fuite au toit, l'eau tombe dans la chambre de la vieille, une tuile s'est sûrement déplacée. Le vieux ne peut pas monter la remettre en place, c'est trop haut. Faute de mieux ils ont mis une bassine et ils sont venus lui demander de l'aide.
« Il est joli ce bébé. Qui est-ce ? »
Quel mensonge Max pourrait-il leur servir ? C'est ma nièce, ma petite-fille, une petite cousine. Une idée lui traverse l'esprit : « C'est un elfe que m'a confié une fée », mais ne le dit pas. À la place il ose n'importe quoi : « C'est ma fille, mais sa mère est partie ». Tout bien réfléchi, c'est la vérité, au moins pour la seconde partie de la phrase. La semaine dernière, il a fait un crochet par le bar, mais personne ne connaissait vraiment la jeune femme. Il était très inquiet. Disparaître comme ça en laissant son bébé à un quasi-inconnu n'augurait rien de bon. Il a acheté les journaux pour surveiller les faits-divers sans découvrir de piste qui l'aurait renseigné sur ce qui aurait pu arriver à la fille. Devait-il prévenir quelqu'un ? Qui ? En lui confiant huit kilos d'innocence c'est comme si elle lui avait attaché un boulet au pied qui l'empêche de partir à sa recherche. La vieille a essuyé ses lunettes, elle fait un signe en direction de Lana qui se met à frapper des mains et arrache le bonnet qu'elle a sur la tête pour le lui tendre avec ravissement. Le vieux s'approche, la petite lui saisit le doigt et le secoue. Ses yeux deviennent humides. Il dit : « Avec ma femme on n'a pas eu d'enfant, elle pouvait pas. Après, avec la belle-sœur, c'était trop tard. Ça peut paraître bizarre, mais je les ai aimées toutes les deux et elles aussi. Alors les miracles, j'y crois un peu, comme aux enfants venus de nulle part. » La vieille n'ajoute rien, mais elle approuve de la tête. On se trompe souvent quand on tente d'imaginer la vie des autres, leur passé ou leur avenir. Si des visages ridés ont eu des élans amoureux qui les illuminaient, il est possible qu'un jour les jambes vives et musclées de la mère de Lana décident de courir pour revenir. Tout est possible, c'est une consolation. Les journaux ont terminé en papier pour épluchures de légumes comme un passé qui ne sert plus à rien.
 
Max habite sur une île au milieu d'un lac reliée au rivage par une passerelle. Il a une fille blonde aux yeux ambre et verts qui sait nager et qui marche en faisant claquer les planches pour rejoindre la maison au toit pentu sur lequel une tuile plus rouge que les autres se détache. La vieille lui raconte des histoires d'animaux de la forêt, de petits chats, de filles jumelles qui n'avaient jamais voulu se séparer. Le vieux l'emmène au bord de la piste d'aviation presque disparue sous les herbes folles et ne laissant apparaître le béton que par plaques délavées. Lana tend les bras en imitant le bruit d'un moteur, elle tourne à en tomber par terre puis elle se relève et crie qu'un jour elle sera pilote. Max est d'accord, il sait qu'elle non plus il ne pourra pas la retenir. Son cœur a fait provision de joie pendant toutes ces années ce qui ne l'empêche pas de penser : « Le plus tard possible... ».

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