Les poupées « presque parfaites » de Lila

Écrire, pour parler un peu de soi, pour raconter surtout les autres, pour accrocher sa mémoire aux histoires...

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Histoires Jeunesse :
  • 8-11 ans (cycle 3)
Collections thématiques :
  • Vivre ensemble - (cycle 2 & 3)
— Lila, au lit ! C'est la troisième fois que je te le dis...
La voix de Maman a fait sursauter Lila. À plat ventre sur le tapis de sa chambre, elle prend encore le temps de coller le deuxième bras de la petite figurine de carton et de papier qu'elle est en train de fabriquer. Elle est fière d'avoir aussi bien réussi le dessin de ses yeux et de son nez. Elle lui a découpé une robe violette à paillettes, sa couleur préférée.
Des pas approchent dans le couloir. Vite, vite, Lila murmure à sa nouvelle poupée :
— Tu t'appelleras Héloïse.
En moins de deux secondes, Lila saute dans son lit. Elle se glisse sous sa couette. Maman pousse la porte de la chambre :
— Lila ! Pourquoi est-ce que je retrouve tes ciseaux par terre au milieu de ta chambre ? Et tu as laissé trois feutres ouverts sur ton tapis, tu exagères !
La voix de Maman gronde un peu, mais elle sourit aussi quand elle ramasse la petite poupée de papier et la pose dans la bibliothèque, pour que personne ne marche dessus :
— Elle est jolie, cette petite figurine !
Lila rougit de plaisir. Maman l'embrasse. Lila se serre très fort contre elle. C'est leur moment préféré de la journée, parce qu'il est toujours tout doux.
— Bonne nuit, ma Lilounette ! Fais de beaux rêves...
— Toi aussi, Mamounette !
Maman remonte le drap jusqu'au cou de Lila. Elles se souhaitent une dernière fois bonne nuit. Maman sort de la chambre en laissant la porte entrouverte. Epuisée par sa journée, Lila s'endort en souriant.
Quelques heures plus tard, Maman va se coucher à son tour. L'appartement entier plonge dans le silence.
 
À l'instant où la lune émerge de l'horizon, la petite poupée semble vibrer sur son étagère. Ses bras de papier s'étirent, ses jambes en carton s'animent, ses grands yeux noirs battent des cils. En quelques secondes, Héloïse se lève sur ses pieds. L'une de ses jambes est plus courte que l'autre, alors elle boîte un peu, mais peu importe... Quel plaisir de pouvoir se mouvoir librement !
Tout à son bonheur, Héloïse esquisse un pas de danse avant de s'emberlificoter les pieds. Elle s'étale de tout son long.
— Aïe ! Ouille ! Ouf... rien de cassé !
Tandis qu'elle se relève, Héloïse entend de petits rires. Ce sont les trois autres poupées de Lila qui ont sorti la tête de leur tiroir, un peu plus haut sur la commode. Héloïse les regarde. Elle aimerait tant les rejoindre. Elle lance un timide « Ohé ! ». Les trois poupées se retournent dans sa direction et la regardent silencieusement. Héloïse hésite et puis se lance :
— Je... je peux venir jouer avec vous ?
La poupée en robe verte détaille Héloïse et ouvre la bouche pour lui répondre qu'elle n'arrivera jamais à les rejoindre avec des jambes aussi bizarres, mais la poupée en robe mauve lui pince soudainement le bras pour l'en empêcher :
— Bien sûr, essaie de t'approcher ! On va chercher un fil pour que tu t'y accroches et que tu grimpes jusqu'à nous.
Héloïse mesure l'espace à gravir. Il fait au moins deux fois sa taille !
— C'est gentil... mais c'est trop haut. Je n'y arriverai jamais...
La troisième poupée, en robe orange, ne l'entend pas de cette oreille :
— Attends-moi, je descends t'aider ! Ensemble on va y arriver.
Agile, elle dégringole en prenant appui sur les livres de l'étagère.
Héloïse la regarde évoluer, muette d'admiration. Elle trouve la poupée... « parfaite », il n'y pas d'autre mot. Elle aimerait tant que ses propres jambes soient aussi solides et que ses cheveux tombent en une longue cascade, comme les siens. Quelle grâce et quelle assurance elle aurait alors !
La poupée en robe orange a rejoint Héloïse et commence à lui faire la courte échelle. Depuis le tiroir au-dessus d'elles, la poupée en robe mauve se penche et l'encourage :
— Appuie bien ton pied et attrape ma main !
Héloïse n'a plus le choix. Tremblante, elle se lance. Elle essaie de s'étirer du plus qu'elle le peut pour atteindre cette main tendue vers elle. Malgré tous ses efforts, elle sent son corps vaciller, se plier... Déséquilibrée, elle bascule dans le vide. Héloïse se sent tomber à toute vitesse. À quelques centimètres du sol, miracle ! Le courant d'air qui passe sous la porte de la chambre de Lila la soulève et ralentit sa chute juste à temps.
Le souffle coupé, Héloïse s'effondre au pied de la bibliothèque. Elle se sent soudain toute moche, au dehors comme au dedans. Elle n'a plus envie de voir personne. Jamais. Elle se recroqueville et se cache entre deux livres de la bibliothèque avant d'éclater en de gros sanglots qui viennent gondoler sa jolie robe violette à paillettes. Plus haut dans la bibliothèque, la poupée en robe verte et la poupée en robe mauve l'observent. Désolées. Désemparées.
 
Lila se retourne dans son lit. Elle ouvre un œil. Elle n'a pas rêvé, il y a bien quelqu'un qui pleure dans sa chambre. Elle allume sa lampe de chevet et se lève à pas de loup pour ne pas réveiller Maman.
Elle met quelques minutes à découvrir Héloïse, roulée en boule au pied de la bibliothèque. Du bout des doigts, délicatement, Lila prend la poupée entre ses mains pour la réchauffer et la réconforter :
— Qu'est-ce qui t'arrive, Héloïse ? Tu trembles...
Héloïse secoue la tête. Elle n'ose pas parler. Lila l'encourage :
— Regarde, je te mets sur mon épaule, comme ça tu pourras chuchoter ton histoire dans mon oreille.
Héloïse respire un grand coup. Rassurée, elle raconte tout doucement :
— Je n'ai pas réussi à grimper jusqu'au tiroir. À cause de mes jambes toute tordues.
— Je t'ai fabriqué des jambes pas tout à fait pareilles, c'est vrai. Mais tu viens à peine d'apprendre à marcher ! Tu ne peux pas déjà savoir escalader... Je suis certaine qu'avec un peu d'entraînement, tu réussiras très bientôt à grimper là où tu veux.
— Et mes cheveux, regarde, ils sont trop pointus, pas comme ceux des autres poupées.
— Je les aime bien comme ça, moi, tes cheveux ! Mais s'ils ne te plaisent pas, je t'en découperai d'autres demain...
Lila fronce les yeux en découvrant que la poupée en robe orange est sortie de son tiroir en pleine nuit.
Héloïse s'interpose précipitamment :
— Lila, elle était venue m'aider à monter jusqu'à l'étagère pour jouer avec elles.
Lila comprend et sourit. Elle rassemble Héloïse et les poupées dans le tiroir.
— Il est tard, il faut vite dormir maintenant. Héloïse risque de prendre froid, toute seule sur son étagère. Vous lui faites une place pour la nuit ?
— Bien sûr, Lila.
— Viens avec nous, Héloïse ! On va te bricoler un lit.
Héloïse les rejoint, encore un peu tremblante. Les trois poupées « parfaites » admirent sa si jolie robe violette à paillettes. Héloïse sourit, tout à fait rassurée maintenant. La discussion s'engage :
— Regardez, j'ai retrouvé une vieille chaussette de Lila.
— Oh là là... il reste encore du sable au fond.
— Hi hi hi ! On se croirait à la plage.
— Ce qui compte c'est qu'elle soit douce et chaude ; ça va faire une sacrément chouette couverture !
Lila se recouche en riant tout bas sur son oreiller et se dépêche de se rendormir. Demain, il n'y a pas école. Elle aura tout le temps de dessiner, couper et coller les nouveaux personnages – pas du tout parfaits – qu'elle rêve encore d'inventer.

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Image de Les poupées « presque parfaites » de Lila
Illustration : Mathilde Ernst