Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Il fait froid, et sous moi le sol est humide, glacial. Des gouttes ruissellent, clapotent. J’ai beau ouvrir grand les yeux, l’obscurité demeure complète. Impossible de discerner ne serait-ce que ma main, pourtant posée près de mon visage. Je me redresse précautionneusement, avec cette incertitude propre à ceux qui sont à ce point perdus que même la perception de leur corps en est brouillée. Une goutte gelée atterrit sur ma nuque et glisse le long de mon cou, déclenchant un frisson. Tout est silencieux, pas un bruit, mis à part les clapotis.
Passant à quatre pattes, je me décide à explorer les alentours. Le sol est rugueux, je sens déjà la peau de mes genoux s’écorcher, mes mains s’entailler. Je ne me souviens pas de grand-chose. Mon cerveau est comme embrumé, une douleur lancinante me percute le crâne, martelant mes souvenirs comme des clous. Je me souviendrai plus tard. Pour l’instant, je dois retrouver la lumière.
Tâtant au fur et à mesure le sol inégal et glacé, j’avance petit à petit. Lentement. Et puis, enfin, un changement de texture. Le sol se fait boue, ou texture malléable dans laquelle mes mains s’engluent et mes coudes s’enfoncent sans rencontrer d’obstacle. Il ne s’en dégage aucune odeur, mais la texture semble trop profonde pour que je puisse continuer à genoux. Poussant un soupir, je m’accroupis et essaye de me réchauffer.
- Toi aussi, tu as atterri ici ?
Je sursaute violemment. Une voix rauque, proche, bien trop proche pour que je ne puisse sentir préalablement sa présence, a surgi.
- Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
La panique m’envahit alors que je tente de sonder encore une fois, vainement, l’écran noir qui m’entoure. Je brasse l’air autour de moi, à la recherche du détenteur de la voix, qui se fait muet. J’ai envie de m’enfuir, de disparaître. Et ce marteau, toujours, cette douleur lancinante qui résonne dans ma boîte crânienne...
J’ai dû m’assoupir. Ma joue, humide et marquée par les reliefs du sol, est sensible. Je suis encore engourdi, et frissonnant. L’humidité et le froid me pénètrent bien plus efficacement que lors de mon premier réveil. Transi, je me roule en boule. Un souffle frais me caresse alors la nuque.
- Tu es donc aussi lâche que tu sembles l’être ?
Je me redresse brusquement. Encore cette voix, grave et granuleuse. Je claque violemment ma main contre le sol. Il aurait dû être là. Il est physiquement impossible de se déplacer en aussi peu de temps, sans mouvement et sans aucun bruit. Le sang de ma paume vient s’incruster sous mes ongles alors que je sers le poing.
- Lâche ?! Venant de la part de quelqu’un qui s’amuse à terroriser un inconnu dans une... une grotte, je trouve ça un peu osé !
Je suis en colère, frustré, et mon incompréhension de la situation commence à me peser sérieusement. J’ai froid, faim, et la perte d’un des sens les plus indispensables à l’être humain me rend confus.
- Tu as donc tout oublié ?
La voix me semble plus lointaine. Le marteau se fait plus insistant, plus bruyant et percutant, et la douleur est telle que j’agrippe mes tempes, crispé. Le contact de mes mains glacées atténue légèrement le martèlement. Je souffle, inspire, expire...
- Tu es un meurtrier.
Tout devient subitement blanc, terriblement aveuglant, et mon cerveau explose.
Je m’appelle Liam. J’ai grandi dans une famille banale, où l’amour n’avait pas vraiment sa place, pas plus que les vacances à la plage ou l’esprit de fraternité. J’ai suivi le chemin de mon frère : collège et lycée passables, sans aucun désir de poursuivre d’avantage mes études. J’ai commencé à enchaîner les petits boulots, caissier, homme à tout faire, agent de maintenance. Il fallait que mes mains servent, produisent, agissent. Cette vie semblait me convenir.
A l’âge de vingt-trois ans, grâce à mes économies, j’ai pu quitter le logis familial pour m’installer dans une petite location. J’y habiterai durant huit ans. Je vivais simplement, sans accroche, sans lien. Je ne retournais voir ma famille que par obligation. Je n’avais pas de copine, pas de loisirs, pas vraiment d’amis. Je travaillais, mangeais, respirais. Je devins habile de mes mains, était rappelé par certaines entreprises avec lesquelles j’avais travaillé, pour des interventions, des contrats de courte durée. J’arrivais toujours à payer mon loyer. Cette vie semblait me convenir.
Un soir, alors que je rentrais d’un chantier, poussiéreux et en sueur, une personne me percuta. Je ne regardais pas vraiment non plus où je marchais, bredouillais des excuses, continuant mon chemin. Mais je ne pus faire que quelques pas ; une douleur fulgurante traversa mon flanc gauche et me fis basculer en avant. Je me réceptionnai difficilement sur les mains, basculai sur le côté. Je vis ses chaussures s’éloigner, tandis que le couteau qu’il avait planté jusqu’à la garde dans mes entrailles libérait mon sang, libérait mon ignorance, délivrait mon esprit. Cette vie ne me convenait pas.
- Tu t’en souviens.
Retour brutal dans le noir et le froid.
- Je ne regrette rien. Rien de ce que j’ai fait. Toutes ces personnes que j’ai tuées le méritait. Aussi bien la concierge qui volait chez les habitants partis en vacances que la gamine qui persécutait son petit frère sur le chemin du retour d’école. Le petit disait qu’il était tombé dans la cour de récréation. Chaque jour, le même refrain, sans qu’aucune fois ses parents ne se questionnent. J’aurais dû les tuer, eux aussi...
- Et lui ? Celui que tu as laissé pour mort sur le trottoir, celui que tu as bousculé et qui s’est écroulé ? Qu’avait-il fait pour mériter cela ?
- Il gênait. Il déambulait tel un fantôme sur Terre. Il n’avait rien à faire là. Il serait mort rapidement, même si je n’avais pas été là à ce moment-là.
Il y eut un silence, ponctué de clapotis, et puis :
- Petit être méprisable.
Une flamme jaillit de l’obscurité, m’aveuglant momentanément. Je découvre peu à peu mon environnement. Je suis bien dans une sorte de grotte, aux parois découpées et saillantes, suintantes. Une mare de boue, à quelques mètres de moi, sur ma droite, semble infinie. Et devant, la flamme rougeoyant dans la paume de sa main, il y a un homme. Ou plutôt, les restes d’un homme. Son teint est blanchâtre, tirant sur le gris. Ses yeux sont fortement cernés, ses pupilles sont cerclées de noir. Il n’a plus de couleur, il est terne, parait impalpable, inatteignable. Il me fait peur.
- Qui es-tu ?
Ma voix tremble, mon cœur tressaute et je sens une bouffée de chaleur m’envahir et me faire suer. Sur son visage à lui, un rictus mauvais se dessine. Il est hautain, me regarde comme un rien, et avance d’un pas.
- Tu ne me reconnais donc même pas ? Je suis cet homme mort sur le trottoir, un samedi soir. Je suis Liam, l’homme assassiné sur les quais alors qu’il rentrait de sa journée de travail. Mais c’est vrai, ça, tu l’ignorais. Je suis mort, et sur ce trottoir esseulé, ma vie a redémarré. J’ai observé mon corps et renié l’existence que j’avais menée jusque-là. Je me suis mis au service Mortel. J’ai grimpé les échelons, ai trimé comme jamais, jusqu’à atteindre le poste de Haut Décisionnaire. Ce que je suis, actuellement. Je suis celui qui décidera de la fin de ta vie et du début de ta mort. Car tu es en train de mourir, et c’est dans cette chambre mortuaire que ton sort sera scellé, par mes soins.
La sueur ruisselle sur mon corps ankylosé. La flamme de Liam s’anime soudainement, l’atmosphère se réchauffe rapidement et bientôt, l’air se raréfie, j’étouffe.
- Tu étais persuadé de faire le bien, et tu m’as tué. Ton âme ne mérite aucune rédemption, aucun répit. Disparais.
Liam s’illumine, laisse la flamme l’englober, le sublimer. Il se cristallise, se fragmente. Liam devient particule aérienne, légère, souple, tandis que le meurtrier, consumé, rejoint la pierre, se fond dans ce décor tailladé. Une nouvelle rugosité se créé et la chambre mortuaire retrouve peu à peu son obscurité, sa sérénité. La boucle est bouclée.
Passant à quatre pattes, je me décide à explorer les alentours. Le sol est rugueux, je sens déjà la peau de mes genoux s’écorcher, mes mains s’entailler. Je ne me souviens pas de grand-chose. Mon cerveau est comme embrumé, une douleur lancinante me percute le crâne, martelant mes souvenirs comme des clous. Je me souviendrai plus tard. Pour l’instant, je dois retrouver la lumière.
Tâtant au fur et à mesure le sol inégal et glacé, j’avance petit à petit. Lentement. Et puis, enfin, un changement de texture. Le sol se fait boue, ou texture malléable dans laquelle mes mains s’engluent et mes coudes s’enfoncent sans rencontrer d’obstacle. Il ne s’en dégage aucune odeur, mais la texture semble trop profonde pour que je puisse continuer à genoux. Poussant un soupir, je m’accroupis et essaye de me réchauffer.
- Toi aussi, tu as atterri ici ?
Je sursaute violemment. Une voix rauque, proche, bien trop proche pour que je ne puisse sentir préalablement sa présence, a surgi.
- Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
La panique m’envahit alors que je tente de sonder encore une fois, vainement, l’écran noir qui m’entoure. Je brasse l’air autour de moi, à la recherche du détenteur de la voix, qui se fait muet. J’ai envie de m’enfuir, de disparaître. Et ce marteau, toujours, cette douleur lancinante qui résonne dans ma boîte crânienne...
J’ai dû m’assoupir. Ma joue, humide et marquée par les reliefs du sol, est sensible. Je suis encore engourdi, et frissonnant. L’humidité et le froid me pénètrent bien plus efficacement que lors de mon premier réveil. Transi, je me roule en boule. Un souffle frais me caresse alors la nuque.
- Tu es donc aussi lâche que tu sembles l’être ?
Je me redresse brusquement. Encore cette voix, grave et granuleuse. Je claque violemment ma main contre le sol. Il aurait dû être là. Il est physiquement impossible de se déplacer en aussi peu de temps, sans mouvement et sans aucun bruit. Le sang de ma paume vient s’incruster sous mes ongles alors que je sers le poing.
- Lâche ?! Venant de la part de quelqu’un qui s’amuse à terroriser un inconnu dans une... une grotte, je trouve ça un peu osé !
Je suis en colère, frustré, et mon incompréhension de la situation commence à me peser sérieusement. J’ai froid, faim, et la perte d’un des sens les plus indispensables à l’être humain me rend confus.
- Tu as donc tout oublié ?
La voix me semble plus lointaine. Le marteau se fait plus insistant, plus bruyant et percutant, et la douleur est telle que j’agrippe mes tempes, crispé. Le contact de mes mains glacées atténue légèrement le martèlement. Je souffle, inspire, expire...
- Tu es un meurtrier.
Tout devient subitement blanc, terriblement aveuglant, et mon cerveau explose.
Je m’appelle Liam. J’ai grandi dans une famille banale, où l’amour n’avait pas vraiment sa place, pas plus que les vacances à la plage ou l’esprit de fraternité. J’ai suivi le chemin de mon frère : collège et lycée passables, sans aucun désir de poursuivre d’avantage mes études. J’ai commencé à enchaîner les petits boulots, caissier, homme à tout faire, agent de maintenance. Il fallait que mes mains servent, produisent, agissent. Cette vie semblait me convenir.
A l’âge de vingt-trois ans, grâce à mes économies, j’ai pu quitter le logis familial pour m’installer dans une petite location. J’y habiterai durant huit ans. Je vivais simplement, sans accroche, sans lien. Je ne retournais voir ma famille que par obligation. Je n’avais pas de copine, pas de loisirs, pas vraiment d’amis. Je travaillais, mangeais, respirais. Je devins habile de mes mains, était rappelé par certaines entreprises avec lesquelles j’avais travaillé, pour des interventions, des contrats de courte durée. J’arrivais toujours à payer mon loyer. Cette vie semblait me convenir.
Un soir, alors que je rentrais d’un chantier, poussiéreux et en sueur, une personne me percuta. Je ne regardais pas vraiment non plus où je marchais, bredouillais des excuses, continuant mon chemin. Mais je ne pus faire que quelques pas ; une douleur fulgurante traversa mon flanc gauche et me fis basculer en avant. Je me réceptionnai difficilement sur les mains, basculai sur le côté. Je vis ses chaussures s’éloigner, tandis que le couteau qu’il avait planté jusqu’à la garde dans mes entrailles libérait mon sang, libérait mon ignorance, délivrait mon esprit. Cette vie ne me convenait pas.
- Tu t’en souviens.
Retour brutal dans le noir et le froid.
- Je ne regrette rien. Rien de ce que j’ai fait. Toutes ces personnes que j’ai tuées le méritait. Aussi bien la concierge qui volait chez les habitants partis en vacances que la gamine qui persécutait son petit frère sur le chemin du retour d’école. Le petit disait qu’il était tombé dans la cour de récréation. Chaque jour, le même refrain, sans qu’aucune fois ses parents ne se questionnent. J’aurais dû les tuer, eux aussi...
- Et lui ? Celui que tu as laissé pour mort sur le trottoir, celui que tu as bousculé et qui s’est écroulé ? Qu’avait-il fait pour mériter cela ?
- Il gênait. Il déambulait tel un fantôme sur Terre. Il n’avait rien à faire là. Il serait mort rapidement, même si je n’avais pas été là à ce moment-là.
Il y eut un silence, ponctué de clapotis, et puis :
- Petit être méprisable.
Une flamme jaillit de l’obscurité, m’aveuglant momentanément. Je découvre peu à peu mon environnement. Je suis bien dans une sorte de grotte, aux parois découpées et saillantes, suintantes. Une mare de boue, à quelques mètres de moi, sur ma droite, semble infinie. Et devant, la flamme rougeoyant dans la paume de sa main, il y a un homme. Ou plutôt, les restes d’un homme. Son teint est blanchâtre, tirant sur le gris. Ses yeux sont fortement cernés, ses pupilles sont cerclées de noir. Il n’a plus de couleur, il est terne, parait impalpable, inatteignable. Il me fait peur.
- Qui es-tu ?
Ma voix tremble, mon cœur tressaute et je sens une bouffée de chaleur m’envahir et me faire suer. Sur son visage à lui, un rictus mauvais se dessine. Il est hautain, me regarde comme un rien, et avance d’un pas.
- Tu ne me reconnais donc même pas ? Je suis cet homme mort sur le trottoir, un samedi soir. Je suis Liam, l’homme assassiné sur les quais alors qu’il rentrait de sa journée de travail. Mais c’est vrai, ça, tu l’ignorais. Je suis mort, et sur ce trottoir esseulé, ma vie a redémarré. J’ai observé mon corps et renié l’existence que j’avais menée jusque-là. Je me suis mis au service Mortel. J’ai grimpé les échelons, ai trimé comme jamais, jusqu’à atteindre le poste de Haut Décisionnaire. Ce que je suis, actuellement. Je suis celui qui décidera de la fin de ta vie et du début de ta mort. Car tu es en train de mourir, et c’est dans cette chambre mortuaire que ton sort sera scellé, par mes soins.
La sueur ruisselle sur mon corps ankylosé. La flamme de Liam s’anime soudainement, l’atmosphère se réchauffe rapidement et bientôt, l’air se raréfie, j’étouffe.
- Tu étais persuadé de faire le bien, et tu m’as tué. Ton âme ne mérite aucune rédemption, aucun répit. Disparais.
Liam s’illumine, laisse la flamme l’englober, le sublimer. Il se cristallise, se fragmente. Liam devient particule aérienne, légère, souple, tandis que le meurtrier, consumé, rejoint la pierre, se fond dans ce décor tailladé. Une nouvelle rugosité se créé et la chambre mortuaire retrouve peu à peu son obscurité, sa sérénité. La boucle est bouclée.