L'homme-tempête

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  • Portrait & Autoportrait
Il tempêtait, la plupart du temps. Il râlait sur tout et n'importe quoi, à propos de petits riens et la moindre peccadille servait de prétexte à sa vindicte. Il portait haut les mots, qu'il crachait comme des chicots. Pour tout dire, c'était une grande gueule qu'il valait mieux ne pas croiser de trop près lorsqu'il faisait du tapage.
On ne se demandait plus à qui il pouvait en vouloir comme ça. Il devait bien y avoir une raison ou deux, mais lui-même avait probablement oublié de quoi il était question. Et puis enfin, pourquoi s'en mêler ? Il n'aimait pas qu'on s'occupe de ses oignons. Les embrouilles, c'était lui qui les choisissait, et pas le contraire.
Du plus loin qu'on se souvenait, il avait toujours été comme ça, à taper du poing sur la table, à frapper sur tous ceux qui se mettaient en travers de sa route. Un colosse avec une tronche de molosse. À sortir de ses gonds en un rien de temps, à ne pas s'étendre en tergiversations.
Déjà, à l'école, parce qu'il terrorisait les mômes dans la cour de récré, il passait le plus clair de son temps à genoux dans un coin de mur, et gare à celui qui se risquait à se moquer de son bonnet d'âne ! Qu'il le retrouve après la cloche, et il lui faisait tâter de sa bonne humeur, à sa façon.
Pas d'amis qui lui soient connus, hormis les piliers de comptoirs, et encore, selon les soirs. Pas d'amie non plus. Y avait bien eu la Madeleine, celle qui poussait sa carriole démantibulée et ses os en creux. Si elle avait été aussi sorcière que ça, comme certains le prétendaient, elle n'aurait pas goûté de la torgnole, de la rouste à se faire péter le dentier. Mais peut-être aussi qu'elle aimait ça, va-t-on savoir...
Peut-être aussi qu'il avait une manière spéciale pour la culbuter dans un fossé ou derrière une ferme, dans la paille ou dans la gadoue des chemins, et puis des fois elle avait bien dû se dire qu'elle lui plaisait, au moins un peu.
N'empêche, il l'avait eue à l'usure, la Mado, à lui coller des yeux au beurre noir, et pas qu'un peu, à lui rectifier le postérieur, jusqu'à tant qu'elle ne puisse plus le poser nulle part.
Quand les képis s'étaient pointés, il les avait envoyés au diable et il avait fallu que la maréchaussée revienne avec du renfort. Il s'était défendu et les aurait bien mis en charpie s'ils lui en avaient laissé le temps. Ligoté, menotté, puis jeté en pâture dans le panier à salade. Là, il pourrait bien gueuler, personne ne l'entendrait vu que la vitre épaisse qui le séparait de l'espace conducteur était efficace en matière d'insonorisation.
Puis on avait réfléchi au sort qu'on allait lui réserver. Le coller au trou, pour qu'il foute la pagaille, pas forcément la solution idéale. Alors on avait eu l'idée, pour lui faire passer l'envie de la ramener, de l'embarquer sur un de ces remorqueurs qui portent le nom d'Abeille. Au moins, là, il pourrait en découdre avec plus fort que lui – j'entends, la mer.
Les premiers jours, il avait été malade comme un chien de galériens, à vomir entre deux gamelles. Le roulis, ça n'avait pas l'air de convenir à son estomac. Et du roulis, ça n'en manquait pas ! Quand, après l'avoir bien laissé baigner dans son jus, on s'était risqué à lui ôter les liens, il était resté prostré au fond de la cale, et il y serait probablement toujours si on ne l'en avait pas extrait manu militari. Il ne voulait pas y aller..., alors raison de plus : il irait quand même.
On lui avait flanqué sur le col un gilet de sauvetage parce que c'était la règle, en lui laissant entendre que s'il voulait l'ôter et faire un piqué dans les vagues, personne ne l'en empêcherait et que ce serait bon débarras. Il ferait bien comme il voudrait. Si l'envie lui prenait d'aller nourrir les mouettes, surtout qu'il ne se gêne pas : ces bestioles aimaient tâter du cuir, même dur.
Ici, on avait d'autres chats à fouetter et du turbin à volonté. Sûr que sur ce bateau de secours, on n'était pas là pour conter des sornettes. Ceux qui étaient dans la panade le savaient bien qui comptaient sur l'équipage du dernier recours pour les sortir de la mouise et parfois éviter qu'ils passent de vie à trépas. Tirer sur les élingues, harponner le rafiot en perdition, se caler au plus près pour évacuer ceux qui étaient à bord, et tirer la cargaison hors des déferlantes ou des hauts-fonds.
Lui n'avait jamais connu pareille affaire, même quand le père l'envoyait valdinguer dans le purin. Ce qui se jouait là dépassait tout entendement. De l'eau qui vous venait en rafales, du zef nerveux et sans répit, des creux, des bosses, noirs comme l'enfer. Et de sacrés bonshommes qui ne ménageaient ni leur peine ni les risques qu'ils prenaient, parce que pour en prendre, c'est sûr qu'ils ne faisaient pas semblant. Ils se tenaient sur un ring où les boxeurs s'affrontaient sur toutes les faces.
D'abord, ça avait été comme un K.O., un truc qui lui avait ôté toute volonté et capacité de bouger, ne serait-ce que le petit doigt. Le temps que ça avait duré ? Difficile de s'en faire une idée précise : quelques secondes ou plutôt une heure ?
Et puis c'était venu comme ça, sans qu'il l'ait décidé, sans qu'on l'y ait obligé. Il s'était mis lui aussi à la manœuvre, avec ses paluches à vous décrocher la mâchoire, avec ses jambes qui jusqu'ici n'avaient rien fait d'autre que d'envoyer des coups dans des tibias qui n'avaient rien demandé.
Fourbu, trempé, rincé, voilà comment il s'en était sorti. Pareil que les autres gars. Mais au fond de lui, au fond du fond, quelque chose avait bougé. Ce truc-là, se coltiner au danger, ça lui avait plu et même, ça l'avait calmé. Il était comme lavé de l'intérieur, avec une envie furieuse de recommencer. Il avait dormi comme un bébé, tandis que la houle le berçait comme jamais.
Il avait fini par se tailler une sacrée réputation qui avait évincé la première. Il était devenu un homme-tempête qui sort surtout par gros temps. Et quand il n'était pas à bord de l'Abeille, il partait avaler des goulées de vent, des cargaisons de crachins ourlées de sel qui lui collaient les paupières.

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