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Je suis un loser. Je ne dis pas ça pour me faire plaindre, croyez-moi. C'est un simple constat. À bientôt quarante ans, j'alterne petits boulots et allocations chômage. Je n'ai jamais su garder une femme dans ma vie plus de quelques mois et mon univers affectif est aussi vide qu'une dent dévitalisée. Pour couronner le tout, j'ai appris le mois dernier que je souffrais d'un cancer de la prostate. Lequel a déjà métastasé au foie et aux reins. Les pronostics les plus optimistes ne me donnent pas plus de deux années à vivre.
C'est tout naturellement que j'en suis venu à envisager le suicide. Seulement, le courage n'a jamais été l'une de mes vertus. Nombre de fois, je me suis retrouvé à deux doigts d'accomplir l'acte fatal, et puis j'ai renoncé. Le train roulait trop vite, la lame de rasoir coupait trop profondément, l'odeur du gaz me donnait la nausée, j'avais peur du bruit de la détonation... Autant d'excuses qui m'ont forcé à me rendre à l'évidence : j'étais trop lâche pour me suicider.
J'étais déjà très faible lorsque j'ai repensé à cette vieille histoire que l'on se racontait autour du feu quand j'étais enfant. Je vis près des montagnes des Pyrénées, je ne dirai pas où exactement afin que personne ne puisse être en mesure de localiser le lieu dont je vais vous parler. Une légende se racontait à propos d'un endroit au pied de la montagne où il était possible, au crépuscule ainsi qu'à l'aube, de croiser un être étrange qui réalisait vos vœux sous certaines conditions. La légende nommait cet être « le démon joueur ». Lorsque vous croisiez sa route, il vous interpellait par ces mots « On tente sa chance ? » et trois choix s'offraient alors à vous.
Choix numéro un : ignorer sa demande. Continuer votre route sans le regarder. Seule cette option vous garantissait de rester en vie.
Choix numéro deux : décliner poliment. Mais le fait de lui adresser la parole lui conférait immédiatement un pouvoir sur vous. Dans certains cas, vous mourriez dans l'instant. On vous retrouvait quelques jours plus tard, nu, étendu dans la forêt, les yeux exorbités de terreur et les cheveux blanchis. Dans d'autres, vous pouviez rentrer chez vous mais sombriez inexorablement dans la folie.
Choix numéro trois : accepter la partie. Et là, on entre dans le vif du sujet.
Selon la légende, la créature sortait alors de sa poche une pièce d'or et s'engageait à réaliser l'un de vos vœux si vous remportiez l'étrange partie de pile ou face qu'il vous proposait. Pile, c'était la victoire. Si vous étiez malchanceux et que la pièce retombait sur face, vous apparteniez au démon. Personne ne sait vraiment ce qu'il advient de vous dans ce dernier cas. La légende ne fait état d'aucune réapparition d'une personne qui aurait perdu au jeu de ce mauvais génie. Mais des rumeurs circulent selon lesquelles votre âme serait immédiatement emprisonnée dans un endroit pire que le pire des enfers, où vous auriez l'impression de mourir à chaque seconde, d'étouffer à chaque instant, de brûler sans jamais perdre connaissance... Rien de très réjouissant.
Qu'avais-je à perdre ? J'ai rassemblé mes forces et me suis rendu au lieu en question. L'endroit où les apparitions de l'homme à la pièce d'or étaient censées s'être produites se situait au croisement de deux sentiers. J'ai avisé un arbre mort sur lequel j'ai posé mes fesses, et j'ai attendu. Je reconnais qu'une certaine angoisse me gagnait alors le soleil se couchait. Mais la nuit se passa sans faits notables. Au petit matin, fourbu, ankylosé, je me trouvais bien stupide d'avoir accordé du crédit à ces histoires à dormir debout. Et alors que je me levais péniblement pour rebrousser chemin, j'entendis dans mon dos ces quelques mots qui me saisirent d'effroi :
— On tente sa chance ?
C'était l'aube et les rayons du soleil commençaient à darder au travers des arbres. L'homme de la légende me faisait face. Un être sinistre, revêtu d'une sorte de costume suranné et d'un chapeau haut de forme. Ses petits yeux noirs semblaient scintiller au fond de ses orbites creuses, et son sourire, mon Dieu son sourire... me rappelait celui d'un de ces terrifiants poissons géants du Mésozoïque. Des crochets plus que des dents.
Je me ressaisis et pris la parole.
— J'accepte la partie. Si je gagne, je veux être guéri de mon cancer et devenir riche, dis-je sans hésiter. Après tout, quitte à jouer, autant le faire à fond. L'être sinistre me toisa d'un air au travers duquel je sentais poindre une forme de déception. Manque d'originalité, je supposais. Mais je n'allais pas lui demander un ouragan de grenouilles pour satisfaire ses ambitions artistiques de mauvais génie.
— Tu connais les règles ? reprit-il.
Oui, je les connaissais. Il sorti de la poche de son veston une jolie pièce d'or à l'effigie de Napoléon III et la lançai du revers de son pouce. La pièce tournoya en l'air pendant une seconde puis retomba sur le dos de sa main. Face.
Je me sentais comme liquéfié. Le sourire diabolique du démon semblait s'être élargi.
— Oh, pas de chance... siffla-t-il.
— Non, attendez ! Mais il semblait ne pas m'entendre et se mit à s'approcher de moi. Je voyais naître autour de son être une sorte de gangue pestilentielle qui enflait à mesure qu'il avançait. Il ne faisait pas l'ombre d'un doute que j'allais me faire aspirer par cette espèce d'aura négative, comme un trou noir absorbe tout ce qui s'en approche, planète, matière, lumière, temps...
Je me mis à hurler. « Attendez ! J'ai un marché à vous proposer ! » Il stoppa net.
Le jeu est un gouffre qui n'a ni fond ni rivage, et ceux qui en vivent sont bien souvent marqués eux-mêmes par cette cicatrice, ce vice inhérent au tempérament du joueur : l'impossibilité de refuser une seconde manche.
— Que proposes-tu ?
— La revanche ! Si je gagne, vous me laissez la vie sauve. Rien de plus. Je repars avec ma misère et ma maladie.
— Et si tu perds ?
— Si je perds... Je vous ramènerai une autre personne avec laquelle vous pourrez jouer. Je vous en donne ma parole.
— Oh, je sais que tu le feras. Personne ne peut quitter mon emprise sans que je le lui permette. Eh bien soit. Jouons.
La pièce tournoya à nouveau en l'air. Je fus alors saisi d'une certitude : si elle retombait dans la main du démon, ça serait à nouveau Face. D'un geste rapide, je l'interceptai au vol avant qu'elle ne touche sa peau, ouvris ma paume et dévoilai le résultat de la manche... Pile !
Ce fut une libération. Un sentiment indescriptible d'exaltation. Voyant mon adversaire reculer, comme happé par l'entre-monde d'où il était sorti, je tournai prudemment les talons. C'est alors que je sentis sa main crochue sur mon épaule.
— Hé l'ami, à mon tour d'imposer un amendement à ta victoire. Son sourire s'élargit et je pus distinguer dans ses pupilles un monde de souffrance et de cruauté.
— Je t'ai guéri de ce cancer qui te rongeait. Tu vivras. Mais si jamais tu te retournes, ne serait-ce qu'une seule fois, tu m'appartiendras. Sur ces mots, il disparut.
Voilà bientôt six mois que cette rencontre avec le démon joueur a eu lieu. En six mois, j'ai risqué de me retourner plus d'une fois, par réflexe, par oubli, par bêtise. Comment se contraindre pour le restant de ses jours à ne plus exécuter un acte aussi naturel que de regarder derrière soi ? Pour l'heure, j'y parviens. Même si cela demande une concentration de tous les instants, une réelle maîtrise de soi, j'y parviens... Seulement, s'est récemment ajouté à mon calvaire un élément dont je sais l'origine démoniaque. Voilà plusieurs jours que j'entends parler dans mon dos. Lorsque je m'y attends le moins, il y a cette voix d'outre-tombe qui m'interpelle. Parfois doucement, mais plus souvent assez fort. J'ai failli à deux reprises, rien qu'aujourd'hui, tourner la tête pour répondre à cet appel. J'écris ces mots le dos collé au mur de ma chambre. Ainsi, je me sens à l'abri. Mais bientôt, je devrai bouger, ne serait-ce que pour me nourrir, et je sais que la voix sera là, à guetter la moindre de mes failles afin de m'attirer à elle, pour l'éternité.
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